Lettre circulaire 2007 – Prier avec John Henry Newman

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Mgr Philip Boyce, OCD, Évêque de Raphoe, Irlande

Au cours des décennies que nous venons de vivre, nous avons été témoins d’une recrudescence notable de l’intérêt pour la prière. Alors que la société occidentale a connu, dans le domaine de la science et de la technologie, un rythme de croissance jamais égalé, assurant à l’homme moderne un niveau élevé de confort et de bien-être matériel, elle a pris de plus en plus conscience de l’incapacité de ces acquisitions à créer un bonheur durable, à combler les aspirations de l’esprit ou à résoudre les problèmes plus fondamentaux de la vie. Et par voie de conséquence, nombre de personnes sincères ont retrouvé le chemin de la prière. En quête de valeurs plus élevées et de réalités plus consistantes, elles sont allées vers la solitude des lieux de silence et de désert ; d’autres, au coeur même de la cité bruyante, ont constitué des groupes de prière et d’étude et demandé aux auteurs spirituels ce qu’ils pouvaient leur dire de la contemplation et de l’union à Dieu. Quelquesuns, mal guidés ou déçus par l’apport de l’Occident, se sont tournés vers des maîtres de l’Orient, à la recherche d’une sagesse naturelle et de techniques anciennes. Leur recherche et leurs aspirations témoignent, chez l’homme, d’un besoin constant et d’une soif insatiable de Dieu et d’union avec Lui.

En 1995, Philip Boyce fut ordonné évêque de Raphoe en Irlande. Carme déchaux, il a obtenu son doctorat en théologie avec une thèse sur la perfection chrétienne selon les écrits de John Henry Newman à l’Université Teresianum de Rome, où il a ensuite enseigné la spiritualité et la théologie dogmatique pendant vingt ans. Il a publié de nombreux articles sur Newman,, de même que sur la spiritualité carmélitaine. Sa dernière publication en anglais: La Vierge Marie dans la vie et les écrits de John Henry Newman (Gracewing Leominster, 2001).

Malheureusement, les chercheurs sincères d’aujourd’hui, dont la foi s’est trop souvent refroidie, ont généralement trouvé peu de vrais guides pour les conduire selon les voies de l’Esprit, dans la conformité à l’enseignement de l’Evangile. Ils se heurtent aux difficultés qui, inévitablement, jettent dans le désarroi les hommes de prière de tous les temps. Ignorants des règles de parcours de cette voie royale de la prière, ils courent au-devant de nombreuses difficultés et souvent à l’échec ; ils ont alors tendance à en rejeter la responsabilité sur les institutions organisées, alors qu’ils se tournent vers des groupes et des méthodes qui leur paraissent offrir de meilleures chances pour la réussite de l’expérience qu’ils poursuivent. En conséquence, ils passent d’un groupe à un autre, d’une méthode à une autre, changeant constamment de type d’expérience, sans jamais s’arrêter à une forme stable de prière. La force qui semble magnétiser aujourd’hui beaucoup de personnes et nourrir leur espoir, c’est l’engouement des expériences. Expériences de tout genre : en groupes, grands et petits, expériences d’enthousiasme collectif, expérience de méditation orientale pour pacifier les facultés, expériences de nouvelles formes de vie érémitique. Pourtant, la purification, le renoncement et la persévérance exigés par une vie de véritable union à Dieu dans la prière n’ont pas changé au long des siècles. Les saints continuent à redire le message de toujours. Pendant ce temps, aujourd’hui, nombre d’adeptes de la prière retombent dans les erreurs d’autrefois : ou bien ils abandonnent le combat, ou bien ils se contentent d’être des experts de la prière en paroles seulement ; ils errent sans but le long de sentiers qui ne sont que préparations à la grâce et à la lumière de la révélation chrétienne. Puisque nombreuses sont les personnes en quête de lumière et de direction, il est utile de regarder de près la pratique et l’enseignement de quelques maîtres de vie spirituelle pour apprendre de leur expérience et de leur exemple.

Dans cette optique, les pages suivantes sont une brève présentation de la vie de prière de l’une des figures religieuses éminentes du siècle dernier, John Henry Newman. Né en 1801 au sein d’une famille anglicane de Londres, il devait devenir l’un des principaux initiateurs et animateurs du Mouvement d’Oxford qui proposait à l’Eglise anglicane un renouveau spirituel et doctrinal. Ordonné dans cette Eglise, Newman fut à l’Université d’Oxford un prédicateur et un professeur de renom. Puis, en 1845, après des années d’étude et de prière intense, il passa à l’Eglise catholique romaine. Ordonné prêtre à Rome deux ans plus tard, il fonda à Birmingham le premier Oratoire de saint Philippe Néri en Angleterre. Sa vie dans l’Eglise catholique ne fut pas des plus faciles car il ne fut ni totalement compris ni pleinement apprécié des milieux ecclésiastiques. Cependant, il connut son heure de triomphe lorsqu’en 1879 le Pape Léon XIII lui conféra la dignité cardinalice. En plus d’être un philosophe, un théologien et un éducateur éminent, Newman fut ce que nous appelons ‘un homme de prière’, vénéré pour sa vie de dévouement et de simplicité par le laïcat anglophone qui voyait en lui son père spirituel et son guide sur les chemins de la sainteté. [1]

1. La prière, trame de la vie de Newman

Nous pouvons en toute vérité affirmer que la prière a constitué la trame spirituelle de la vie de Newman. Il fut sans contredit un homme aux brillantes qualités intellectuelles. Ses recherches philosophiques ont enrichi l’histoire de la pensée et de la culture. Ses écrits théologiques et spirituels, remarquables par la clarté de la pensée, la pureté de la doctrine et la beauté du langage lui ont valu une place de choix parmi les écrivains ecclésiastiques. Cependant, parallèlement à cette tournure d’esprit scientifique et poétique, il y a chez lui une dimension religieuse et spirituelle qui anime le poète et le savant et lui dicte la route, le mettant à l’abri de toute erreur, tout en conférant à ses écrits leur puissance d’attraction et de persuasion. Cette sève spirituelle vient tout simplement de la vie même de Newman, une vie de foi, de vertu, de don de soi, soutenue et animée par une prière permanente. Pour Newman, la prière est tout simplement la conversation de l’homme avec son Dieu et Créateur. C’est la voix de la foi, les ‘ailes de l’âme’, une réalité présente au coeur de toute religion. Elle met l’homme en communication avec un monde qui le dépasse et permet au chrétien d’agir en citoyen du ciel. « Notre cité à nous est dans les cieux » dit S. Paul (Phil 3, 20). La prière et la louange sont justement les mots et les phrases de cette conversation céleste qui est la nôtre.

C’est la façon d’exprimer l’attitude typique du chrétien qui veille dans l’attente de la venue du Christ, le Sursum corda qui met le croyant en contact avec le ciel alors qu’il vit dans le monde présent. Chez Newman, la prière a été une habitude de toute la vie. Elle est née de la conscience vive qu’il eut dès son jeune âge de la présence et de la sainteté de Dieu. Enfant encore, il avait le sens aigu de la vanité des choses matérielles et visibles et de la réalité profonde des choses spirituelles et invisibles : les anges, son âme immortelle, Dieu. N’ayant encore que six ans, il s’interrogeait déjà sur ce qu’il était et sur le pourquoi de son existence (Cf. AW, 223). A l’âge de quinze ans, il parlait de lui-même et de son Créateur comme de « deux êtres – et les deux êtres seulement – dont l’évidence était absolue et lumineuse » (Apo, 121).

De cette conscience de la présence et de la sainteté de Dieu, de sa totale dépendance vis-à-vis de lui, jaillit le besoin de le prier et de le louer. En fait, chaque personne qui saisit au-delà des mots ce qu’est Dieu et ce qu’elle est elle-même, en vient spontanément à le louer, à révérer sa Majesté, à adorer sa Sainteté, à aimer le Dieu d’Amour, à l’appeler humblement à l’aide, tout en le remerciant des dons reçus. C’est cela la prière!

La foi de Newman dans le Seigneur était enthousiaste et sûre. Ce n’était pas seulement une probabilité, la précaution d’un homme qui a peur ou la politique d’un homme avisé. C’était la certitude absolue de celui qui, en toute honnêteté, adhère à la vérité. Sur cette foi solide se fondait sa prière. La vraie dévotion ne peut pas fleurir sur le doute ; si les vérités de la foi n’étaient que de simples probabilités pouvant être mises en doute, alors « la plus haute expression de la dévotion pourrait s’exprimer par la célèbre phrase : ‘O Dieu, s’il existe un Dieu, sauvez mon âme, si j’en ai une.’ Mais qui peut vraiment prier un être dont l’existence est mise sérieusement en doute? » (Apo, 147).

Dans la prière personnelle de Newman, nous rencontrons à tout instant l’écho de ces vérités fondamentales : l’existence et la sainteté de Dieu, son amour et son attention personnelle à l’égard de chacun, la totale dépendance de l’homme vis-à-vis de sa puissance créatrice et providentielle. Donnons-en quelques exemples :

« O mon grand Dieu, de toute éternité tu te suffisais ! Le Père suffisait au Fils et le Fils au Père ; ne m’es-tu donc pas suffisant, toi si grand, moi si petit, moi pauvre créature ! Double suffisance que celle du Père et du Fils ! … O Dieu puissant, fortifie-moi par ta force, console-moi par ton éternelle paix, apaise-moi par la beauté de ton visage; éclaire-moi de ton éternelle lumière, purifie-moi de ta sainteté indicible ! Baigne-moi en toi-même, et fais-moi boire – dans la mesure où un mortel peut le demander – aux rivières de grâce qui coulent du Père et du Fils, la grâce de ton amour consubstantiel, co-éternel » (MD, 92).

« O mon Dieu,ma vie tout entière n’a été qu’une longue suite de grâces et de bénédictions. Je n’ai pas besoin de croire, car j’ai de longue date l’expérience de ce que ta Providence a fait pour moi, malgré mes indignités. Année après année, tu m’as porté – tu as ôté les obstacles de mon chemin – tu m’as relevé quand je tombais, tu m’as désaltéré quand j’avais soif, tu m’as supporté, tu m’as dirigé, tu m’as soutenu. Oh ! Ne m’abandonne pas quand les forces me manquent. Mais je sais que tu ne m’abandonneras jamais. Je puis en toute assurance me reposer sur toi. Pécheur que je suis, si je te reste fidèle jusqu’à la fin, tu me resteras surabondamment fidèle » (MD 140).

Il n’est alors pas étonnant que Newman ait prié à toutes les périodes de sa vie. Nous avons déjà fait allusion à la genèse de sa prière aux jours de son enfance, une prière jaillie de la conscience de la présence et de la sainteté de Dieu. Dans les notes personnelles de son Journal nous trouvons des listes de prières et de supplications rédigées et utilisées par lui depuis les années de son adolescence. Les Pères de l’Oratoire de Birmingham conservent encore trois petits carnets, usés et salis à force d’avoir servi, carnets qu’il utilisait constamment et qui renferment des prières qu’il récitait, ainsi que des intentions et des noms de personnes pour lesquelles il priait. La prière la plus ancienne date de 1817, alors que Newman avait seize ans ; il la composa pour sa première communion dans l’Eglise anglicane. La dernière en date a été écrite soixante-douze ans plus tard – l’année avant sa mort.[2] Rares sont ceux qui conservent ainsi et utilisent leurs formules de prières pendant plus de soixante ans ! Ces humbles pages témoignent avec éloquence de la vie intérieure de communion avec Dieu vécue par Newman et nous révèlent l’âme simple et sans prétention que dissimulait la distinction extérieure du célèbre converti d’Oxford.

Ses intentions de prière alors qu’il était diacre de l’Eglise anglicane furent recopiées plus tard dans l’un des carnets qui lui servaient, comme prêtre catholique, pour ses prières avant et après la messe. Lorsqu’il entra dans l’Eglise romaine, il n’eut pas à apprendre à prier. Il en avait déjà pris l’habitude ; sa prière se trouva simplement modifiée par la doctrine catholique : elle devint plus joyeuse, plus tendre, plus eucharistique. Le catholicisme romain y ajouta l’intercession des saints et de la Sainte Vierge Marie, le Rosaire, la prière devant le Saint Sacrement, et une note de familiarité et d’intimité plus profondes. Cependant il ne s’agissait pas pour lui d’un art nouveau.

Jusque dans sa prédication, il est aisé de voir à quel point la prière imprégnait toute sa vie. En chaire, il donnait l’impression de s’entretenir avec Dieu et d’entraîner avec lui tout son auditoire. L’un de ses compagnons à Littlemore (William Lockhart) affirmait que l’influence exercée par sa prédication dans le milieu intellectuel d’Oxford provenait de sa « capacité à élever l’âme jusqu’au Seigneur ».[3] En d’autres termes, les sermons de Newman tendaient à devenir prière pour luimême et pour ceux qui l’écoutaient avec foi. Il amenait ses auditeurs jusqu’à la contemplation des mystères de la révélation divine. Rendues accessible dans son langage simple et pénétrant, les vérités abstraites prenaient un aspect concret, évident et personnel. Chaque sermon devenait une rencontre avec le Dieu vivant. Ses auditeurs se sentaient confus de se comporter de façon égoïste et mondaine, pour se laisser séduire par le charme de la beauté et de la vérité de Dieu. Un auteur parle en ces termes de ce que nous pourrions appeler le caractère priant de la prédication de Newman : « Le regard et l’attitude du prédicateur faisaient penser à quelqu’un qui habitait ailleurs, qui, tout en connaissant bien son temps, n’y vivait pas. De sa solitude studieuse, de son abstinence, de sa prière, de sa fréquentation de l’invisible, il semblait sortir ce seul jour de la semaine (le dimanche) pour parler aux autres de ce qu’il y avait vu et appris. »[4] Nous pourrions ajouter qu’il rendait les réalités de la foi et de l’invisible plus proches de l’âme.

Parfois, sa prédication se transformait même spontanément en prière personnelle et en colloque du prédicateur avec son Sauveur. On le voit clairement dans les prières tissées dans la structure même de nombreux sermons. La belle prière au Sacré Coeur de Jésus est tirée de ses sermons catholiques :

« O Coeur de Jésus, vous qui êtes tout Amour, je vous offre ces humbles prières pour moi-même et pour tous ceux qui en esprit s’unissent à moi pour vous adorer. O Coeur très saint et très aimant de Jésus, je veux vous renouveler et vous offrir ces actes d’adoration et ces prières, pour le misérable pécheur que je suis et pour tous ceux qui me sont unis dans l’adoration, à chaque respiration de mon être, et cela tout au long de ma vie. Je vous confie, ô mon Jésus, la Sainte Eglise, votre Epouse très chère et notre véritable Mère, toutes les âmes des justes et tous les pauvres pécheurs, les affligés, les mourants et toute l’humanité. Que votre Sang ne soit pas versé en vain pour eux! Et enfin, daignez l’offrir pour le soulagement des âmes du purgatoire, de celles spécialement qui ont été, au cours de leur vie, fidèles à cette sainte pratique de l’adoration » (Mix, 341).

En vérité, toute l’oeuvre de Newman porte la marque d’un homme de prière, profondément religieux.

2. Simplicité et sincérité de la prière de Newman

Il peut paraître surprenant qu’un homme d’une pareille valeur intellectuelle puisse prier de façon tellement simple et naturelle que n’importe qui d’entre nous pourrait faire siennes ses propres prières. Et pourtant, c’est bien le cas ! Nous le voyons aligner de longues listes de personnes pour lesquelles il veut prier, lutter contre les distractions et la sécheresse, goûter la dévotion des litanies, faire confiance aux neuvaines et aux formules traditionnelles de prière de l’Eglise ; nous le trouvons fidèle à son chapelet et assidu à prier devant le Saint Sacrement.

Newman aurait pu rédiger des prières qui nous auraient laissé l’impression de grâces exceptionnelles. Il a préféré éviter l’éloquence mystique et laisser ses mots exprimer ce qu’il ressentait vraiment. Il y a là un signe indubitable d’authenticité. Ceux qui recherchent la singularité en arrivent à se leurrer eux-mêmes ; ceux qui veulent ciseler de belles paroles ou de belles pensées se parlent à eux-mêmes plus souvent qu’ils ne parlent à Dieu ; ceux qui méprisent les prières proposées par l’Eglise dans sa liturgie courent le risque de jongler avec les mots ; ceux qui sont en quête d’émotion spirituelle n’arriveront jamais à une véritable vie de prière.

Quoi qu’il en soit, Newman était un inconditionnel des choses simples et sans fard. Sa préférence allait aux paroles vraies, aux décisions réalistes, aux sentiments sincères, tout modestes et ordinaires qu’ils soient, plutôt qu’au langage apparemment enthousiaste mais trop souvent artificiel qui aurait manqué de sincérité. Il se méfiait de la dévotion sentimentale et réprouvait ceux qui, dans le but de prier, pensaient qu’il leur fallait stimuler leurs sentiments et, au prix de grands efforts, se mettre dans des états d’émotion sensible. Il est incontestable qu’il préférait la piété de type britannique à celle que le Père Faber avait rapportée du continent de l’Europe, avec ses dévotions et ses mélodies plus sentimentales et plus démonstratives.

La foi, et non le sentiment, c’est là, déclarait Newman, la voie simple et sûre qui mène à la relation avec le Christ. Ce n’est peut-être pas toujours un chemin facile et consolant, mais penser que nous pouvons l’améliorer par l’apport d’idées et de sentiments personnels est une erreur grave et malheureusement trop commune. A la vraie foi qui est « sans couleur comme l’air et l’eau », beaucoup sont enclins, nous dit Newman, à substituer « une émotion, une notion, un sentiment, une conviction ou un acte de raison à quoi ils puissent se raccrocher et pour lesquels ils se passionnent. Ils recherchent plutôt les expériences (comme on les appelle) en eux-mêmes, que Dieu qui est en dehors d’eux » (Jfc, 336), c’est-à-dire une impression subjective plutôt qu’une réalité objective.

Newman d’autre part, persévère patiemment et laborieusement dans sa prière de foi. Il ne l’a pas toujours trouvée facile et il ne s’attendait pas à cela. Jeune vicaire anglican encore, il posait cette question : « Prier est-il une chose facile? » Pour ensuite répondre : « Il est facile de se laisser envahir par un débordement de sentiments pour alors les laisser véhiculer nos demandes ; facile de ne jamais affronter ce devoir de prière, sauf en ces heureux moments. Mais ce n’est pas facile du tout de conserver l’habitude, jour après jour et heure par heure, dans toutes sortes de dispositions d’esprit et en toutes sortes de circonstances extérieures, de s’offrir à Dieu avec une âme calme, recueillie et en éveil. Il n’est nullement facile d’empêcher son esprit de vagabonder ni de se garder de toute pensée étrangère. Il n’est nullement facile d’avoir vraiment conscience de ce pour quoi nous sommes là, de celui qui nous fait face, de ce que nous recherchons et de l’état dans lequel nous nous trouvons. Il n’est nullement facile de rejeter le monde et de comprendre que Dieu et le Christ nous entendent, que les saints et les anges sont à nos côtés, et que même le diable désire nous posséder … Quel esprit vraiment sérieux pourra dire que rien n’est plus facile que de se délecter dans une prière régulière, en s’y adonnant consciencieusement ? N’est-il pas vrai, au mieux, qu’une telle délectation chez nous est aussi transitoire que notre attention est irrégulière ? Tout cela nous comble-t-il et nous transporte-t-il de joie? (Sermons, IV, 77).

Ce grand homme ne se faisait nullement illusion sur la difficulté que représente la persévérance dans la prière ni sur le défi qu’elle pose à toute personne. Il souffrait lui-même par moments de sécheresse et d’un manque de dévotion, ne dédaignant pas de supplier le Seigneur de lui accorder un amour véritable et une vraie ferveur. Les sentiments, bien sûr, avaient leur place dans sa prière : il les appelle le charme de la sainteté et il affirme qu’ils nous conservent la jeunesse de l’esprit quand vient la vieillesse du corps. Mais ils ne dépendent pas de nous et ne sauraient avoir valeur de test pour juger notre prière. Aussi lorsqu’il sollicite la ferveur, il n’y voit pas une émotion fugitive et sans profit spirituel, mais bien une participation à l’amour éternel de Dieu communiqué à nos âmes par l’Esprit Saint.

« En demandant la ferveur, je demande en réalité la force, la fermeté et la persévérance : je demande de mourir à tout motif humain, ainsi que la simplicité dans l’intention de te plaire ; je demande la foi, l’espérance et la charité, dans leur plus céleste exercice. En demandant la ferveur, je demande à être délivré de la crainte des hommes et du désir de leurs louanges ; je demande le don de la prière, qui est comme une rosée pour l’âme ; je demande la perception précise et loyale de mes devoirs, qu’à un coeur aimant le ciel toujours accorde ; je demande la sainteté, la paix et la joie tout à la fois. … Seigneur, en demandant la ferveur, je ne demande rien d’autre que toi, ô mon Dieu, qui t’es donné tout entier à nous. Entre personnellement et substantiellement dans mon coeur, et remplis-le de ferveur en le remplissant de toi. Toi seul peux combler l’âme de l’homme, comme tu as promis de le faire. Tu es la flamme vivante, brûlant à jamais d’amour pour l’homme ; entre en moi et enflamme-moi » (MD pp. 152-153).

Comme on peut le voir d’après ces citations, la prière pour Newman était étroitement liée aux conditions de la vie quotidienne de toute personne. Pour lui, le critère de la prière vraie ne résidait pas dans de bons sentiments éprouvés au moment de l’oraison formelle, mais plutôt dans la bonne influence qu’elle exerçait sur le comportement de chaque jour. Si la prière amenait une personne à obéir avec plus d’empressement, à porter plus volontiers sa croix, à progresser sur le chemin de la conversion et de la vertu, alors elle était authentique. « Ce sont les oeuvres de chaque jour qui permettent de vérifier si nos magnifiques méditations serviront ou non à notre salut » (Sermons I, 274-275). Sainte Thérèse d’Avila, maîtresse incontestée dans les voies de la prière et de la vie spirituelle, donne exactement les mêmes directives : « Le Seigneur veut des oeuvres… La meilleure (oraison) et la plus juste est celle qui laisse un meilleur arrière-goût… J’appelle arrière-goût ce qui est confirmé par les actes, le désir de voir se manifester la gloire de Dieu, y contribuer soi-même très sincèrement, et employer la mémoire et l’entendement à chercher la manière de lui plaire et de mieux montrer son amour pour lui. Oh ! c’est là la véritable oraison, et non pas des plaisirs rien que pour notre plaisir… Je ne souhaiterais pas d’autre oraison que celle qui me ferait grandir en vertu. » [5]

Par-dessus tout, Newman reconnaîssait que la prière était un défi pour l’âme croyante et que pratiquée avec persévérance, elle apporterait toujours ses moments d’épreuve et de purification. Il ne prétendait nullement avoir une méthode spéciale garantissant le succès immédiat et la facilité. Le succès ne viendrait qu’avec une pratique persévérante et ne saurait être que l’aboutissement d’une vie de foi et d’obéissance à la volonté de Dieu. Comme toute autre habitude, elle s’acquiert par l’exercice. Il nous donne ce conseil de sagesse : « Si nous voulons réussir un jour à prier convenablement, il nous faut commencer en priant mal, puisque nous ne pouvons que mal faire les choses. Cela devrait pourtant être clair. S’il s’agissait de n’importe quelle autre tâche, qui s’attendrait de pouvoir l’accomplir parfaitement avant de l’entreprendre ? » (Sermons I, 269). Il nous semble entendre ce conseil, repris comme en écho par le Pape Paul VI, inconsciemment peut-être, lorsqu’il a dit: « Si vous avez perdu le goût de la prière, vous en retrouverez le désir en recommençant humblement à vous y adonner. » [6] Ou, comme aimait à le répéter saint François de Sales : « Si vous ne savez pas prier, priez! »

Enfin, la prière qui est sincère est aussi persévérante. Le succès est promis non à la demande égoïste formulée lorsqu’on est dans le besoin, ni à un effort sporadique, mais à l’effort persévérant. Il nous faut « toujours prier, et ne jamais se lasser » (Lc 18, 1), tel est l’enseignement de l’Evangile que Newman commente en ces termes : « Il nous est expressément dit de prier sans cesse, de persévérer avec instance dans la prière, afin de recevoir, … Ce n’est donc pas un seul acte de prière, ni deux, mais un ensemble et la persévérance dans la prière qui nous donnent droit à la miséricorde de Dieu » (Sermons VI, 146).

3. La prière d’intercession

Le type de prière qui semble le plus spontanément familier à Newman, c’est la prière d’intercession. Il avait l’impression qu’elle était la forme de prière plus spécifiquement recommandée par la Sainte Ecriture. D’autre part, il ne s’agit pas seulement de la demande intéressée des choses dont nous avons besoin : elle est faite pour les autres, ou suivant l’expression de Newman, « la prière pour les autres, pour nous-mêmes, en communion avec les autres, pour l’Église et pour le monde, pour qu’il puisse être amené dans le giron de l’Eglise ». L’intercession a sa raison d’être dans la nature sociale de l’homme et dans son entière dépendance à l’égard de Dieu pour tout ce qu’il possède. En un certain sens, c’est la prière spécifique de ceux qui sont unis dans l’Eglise du Christ par l’amour et la foi : « L’intercession est la caractéristique du culte chrétien, le privilège de l’adoption divine, l’exercice d’une intelligence spirituelle parfaite. … Si les chrétiens sont faits pour vivre ensemble, ils doivent prier ensemble; et leur prière commune doit nécessairement avoir un caractère d’intercession : ils l’offrent les uns pour les autres, pour la communauté et pour eux-mêmes en tant que partie de l’ensemble. Dans la mesure où l’unité est un devoir proprement évangélique, la prière évangélique prend un caractère social ; et l’intercession devient un signe de l’existence d’une Eglise catholique » (Sermons III, 300. 301-302). Newman lui-même se liait facilement d’amitié et il unissait tous ses nombreux amis dans une chaîne de prière d’intercession qui demeura tout au long de sa vie. Nous avons déjà mentionné les longues listes d’intentions et de noms qu’il notait dans son carnet pour s’en souvenir aux différents jours de la semaine. Elles lui étaient devenues familières pour un usage continuel. Au nombre de ceux qui avaient ainsi leur place dans son intercession, on relève ses filleuls, des bienfaiteurs, ceux qui lui étaient chers, ceux qui lui manifestaient de la froideur, les convertis, les amis irlandais, les défunts, etc. Des exemples frappants nous montrent à quel point il était constant et fidèle dans son souvenir. Son ami, le Révérend Walter Mayers, un pasteur de l’Eglise évangélique, qui avait joué un rôle dans l’orientation de Newman vers Dieu à l’âge de quinze ans, était mort prématurément en 1828. Newman ne devait jamais l’oublier dans sa prière. Quarante-deux ans plus tard, il faisait toujours mémoire de lui à la messe, au jour anniversaire de sa mort (cf. LD XXV, 38).

Le grand homme qu’il était ne dédaigna jamais le recours aux prières traditionnelles si chères aux âmes simples et fidèles. Dans ses Méditations et Dévotions, nous avons la manifestation par excellence de sa prière et de sa spiritualité. Nous trouvons dans ce livre des litanies et une neuvaine, composées en l’honneur de saint Philippe Néri, un triduum à saint Joseph, des méditations sur le Chemin de la Croix, des prières et des méditations pour une visite au Saint Sacrement, pour demander la lumière de la vérité, pour demander une bonne mort, pour les fidèles défunts. A travers ces pages transparaissent l’ardeur et la simplicité de son âme en prière. Elles nous laissent la conviction que la valeur de la prière ne réside pas seulement dans des pensées sublimes et des expressions frappantes, mais plutôt dans la foi et l’amour de l’âme qui prie. Comme il l’a dit lui-même un jour, comment pouvons- nous nous plaindre de nos difficultés personnelles, nous lamenter sur le mal qui envahit le monde et sur la perte des âmes, « si nous n’avons que faiblement usé de l’intercession offerte dans les litanies, les Psaumes et la sainte communion ? » (Sermons III, 310). Il avait une grande estime pour la prière de l’Eglise et une grande confiance dans sa puissance.

4. Le Bréviaire et les Psaumes

Newman aimait le bréviaire romain ; il en fit usage assidûment à dater du jour où il en reçut un exemplaire en 1836 de son ami disparu, Hurrell Froude. Cette même année, il publia le Tract 75, composé d’un bref historique du bréviaire et de la traduction de plusieurs Heures et Offices. Il lui trouvait « une excellence et une beauté » de nature à faire naître un préjugé favorable pour l’Eglise catholique chez un anglican qui ne serait pas sur ses gardes. Etant lui-même à l’époque membre de l’Eglise anglicane, il cherchait « à arracher une arme des mains de nos adversaires ».[7] Il le proposait à ses lecteurs non seulement comme un matériau à utiliser pour le culte quotidien de leur Eglise anglicane, mais aussi pour leur prière personnelle. Et en fait, le Tract sur le bréviaire se vendit particulièrement bien, et quelques-uns des disciples de Newman le récitèrent désormais tous les jours. Les prières du bréviaire, la disposition des lectures, les intercessions et les Psaumes, répartis aux différentes heures du jour, plaisaient beaucoup à Newman. Il y trouvait une aide pour sanctifier les différents moments de la journée et sanctifier le temps dont la fuite rapide s’imposait à sa conscience avec une particulière vivacité.[8] La profusion des textes inspirés rassemblés dans le bréviaire le comblait de joie, alors même qu’il continuait à regretter que la tradition romaine ait notablement réduit l’usage de l’Ecriture tel qu’il existait à l’origine dans l’Office monastique. Il aurait certainement accueilli avec grande joie la publication, après le Concile Vatican II, de la Liturgie des Heures aux lectures bibliques et patristiques plus abondantes. Newman savourait tout particulièrement le psautier « ce merveilleux manuel de prière et de louange, qui, depuis le moment où l’on en composa les diverses parties jusqu’aux derniers siècles, a été le très précieux viatique de l’esprit chrétien dans son voyage à travers le désert ».[9] A l’imitation des Pères de l’Eglise, il approfondissait les sens spirituel et chrétien des Psaumes, les appliquant à l’Eglise et aux conditions réelles de la vie chrétienne de son temps. A ses yeux, ces prières de l’Ancien Testament, juives dans leur origine, « surabondent de leçons édifiantes et respirent le Christ » (SSD, 258).

Durant les années de souffrance et de recherche qui précédèrent son entrée dans l’Eglise catholique romaine, Newman récitait le bréviaire dans sa communauté semi-monastique de Littlemore. Ce fut une période de rude épreuve. Il demandait aux paroles inspirées de la Bible force et consolation, faisant siennes les lamentations et les supplications, l’espérance et la joie qu’elles exprimaient. « Manque total d’inspiration », notait-il dans son journal après l’une de ses méditations à Littlemore: « Je me suis contenté de répéter les grandes antiennes de l’Avent » (AW 223; 23 décembre 1843). Un an plus tard, au plus fort de son désarroi, il écrivait : « J’ai senti, pendant des jours entiers, une véritable douleur dans la région du coeur, et bien des fois, les lamentations du psalmiste semblent être les miennes » (Apo 408, 16 novembre 1844). Et de nouveau, à six mois de sa conversion : « Vous pouvez imaginer combien le doute est pénible ; aussi ai-je attendu, espérant être éclairé, répétant les paroles du psalmiste : « Seigneur, daignez me faire un signe » (Apo 411, 30 mars 1845).

Le livre des Psaumes avec ses deux idées maîtresses de la défaite des ennemis de Dieu et de la souffrance du Peuple de Dieu[10] lui paraissait traduire exactement la condition permanente de l’Eglise et de ses membres fidèles : toujours persécutés et méprisés et cependant prospères et aimés de Dieu. En maintes circonstances importantes, il trouva du réconfort et une confiance renouvelée (par exemple quand il était malade en Sicile, en 1833) en récitant ces versets inspirés :

Je lève les yeux vers les montagnes : d’où le secours me viendra-t-il ? Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ! Qu’il empêche ton pied de glisser, qu’il ne dorme pas, ton gardien. Non, il ne dort pas, ne sommeille pas, le gardien d’Israël. Le Seigneur, ton gardien, le Seigneur, ton ombrage, se tient près de toi. Le soleil, pendant le jour, ne pourra te frapper, ni la lune, durant la nuit. Le Seigneur te gardera de tout mal, il gardera ta vie. Le Seigneur te gardera, au départ et au retour, maintenant, à jamais Ps. 121 (120).

Sur le mur, au-dessus du prie-Dieu, dans sa chambre personnelle à l’Oratoire de Birmingham, Newman avait collé deux passages des psaumes. Ils lui tenaient certainement très à coeur et devaient sans nul doute exprimer une attitude prédominante de son âme en prière. Ils décrivent les souffrances du juste qui fuit la compagnie des méchants. Il trouve réconfort dans la considération du caractère fugitif de la vie présente, dans le regret de ses infidélités passées et la ferme espérance en l’aide du Seigneur pour l’avenir :

Seigneur, fais-moi connaître ma fin, quel est le nombre de mes jours: je connaîtrai combien je suis fragile. Délivre-moi de tous mes péchés, épargne-moi les injures des fous. Je me suis tu, je n’ouvre pas la bouche, car c’est toi qui es à l’oeuvre. Fais confiance au Seigneur, agis bien, habite la terre et reste fidèle ; mets ta joie dans le Seigneur : il comblera les désirs de ton coeur Ps. 39 (38), 5.9-10 et 37 (36), 3-4).

Ces textes soulèvent un coin du voile derrière lequel se cachait sa communion intime avec Dieu. Et il est significatif que ce ne soit pas dans l’un des nombreux livres de dévotion ou de théologie qu’il ait trouvé les mots pour exprimer ses sentiments les plus intimes face à Dieu, mais bien dans le texte inspiré du livre des Psaumes, la prière la plus sublime de tous les temps.

La récitation quotidienne de l’Office divin n’était pas seulement pour lui une obligation à laquelle, comme prêtre, il devait se soumettre, mais davantage une source de joie spirituelle et de réconfort. Devenu catholique, son amour du bréviaire romain – « la prière solennelle du clergé, la prière qui unit tous » (LD XXV, 79) – et du texte inspiré des Psaumes devait encore gagner en intensité. Les dévotions privées étaient bonnes à leur place propre, mais le bréviaire et la liturgie eucharistique « ont un caractère de suavité et de tendresse qu’on ne trouve nulle part dans toute la profusion des livres de dévotion » en usage commun (LD XXV, 16). L’un des amis de Newman, Oratorien comme lui, et qui avait vécu avec lui pendant des années, nous a laissé le témoignage suivant : « Il avait toujours été très attaché à la récitation de l’Office, et le retour régulier du dimanche et des autres Offices plus longs lui procurait une joie particulière ; il ne se fatiguait jamais de parler des textes favoris qu’il y rencontrait.« [11] Lorsque, avec l’âge, sa vue affaiblie le contraignit à renoncer à la récitation quotidienne de l’Office divin, ce fut pour lui une très rude épreuve. Pour la remplacer, il eut alors recours à la prière du Rosaire.

5. Le Rosaire

La dévotion de Newman envers la Sainte Vierge est bien connue. Jean Guitton a même prétendu que Newman est le Docteur par excellence en mariologie du 19e siècle.[12] Même encore anglican, il vénérait la Mère du Sauveur. Bien sûr, avant sa conversion, il n’admettait pas la doctrine catholique du culte des saints, mais il reconnaissait à la Vierge Marie un rôle éminent d’intercession en notre faveur. Il contemplait surtout en elle un modèle de foi et de vraie sagesse. Si nous voulons croire pleinement au mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu, alors il nous faut respecter la Mère du Rédempteur et faire confiance à son intercession.

Lorsqu’il eut adhéré à l’Eglise romaine, Newman fit siennes les formes catholiques traditionnelles de dévotion à Notre Dame. Sa confiance en elle reposait sur sa certitude de foi qu’elle était la médiatrice qui intercède pour les hommes à cause du rôle qu’elle avait joué dans la rédemption, comme Nouvelle Eve. Cette doctrine, Newman la puisait dans l’enseignement de saint Justin et de saint Irénée. Il écrit : « Alors que tous les saints intercèdent pour nous par les mérites et la grâce du Christ, Marie est la Médiatrice ou l’Auxiliatrice (Avocate, saint Irénée) – c’est là son rôle spécifique dans l’économie du salut de l’humanité – de sorte que, connaissant très intimement la volonté du Seigneur, sa prière est en parfaite conformité avec la volonté de Dieu; tel est dans le plan de Dieu, le moyen ou le canal par lequel cette volonté se réalise. Donc, ‘tout passe par les mains de Marie’ et c’est essentiellement pour cette raison que nous recourons à ses prières » (LD XXII, 68, Lettre à Pusey, 121-122). En ce sens, son intercession est dite « toute-puissante », « parce qu’elle est capable d’obtenir de Dieu par sa prière tout ce qu’elle désire » (Prepos. 344).

Parmi les nombreuses pratiques de dévotion mariale chères à Newman, le Rosaire avait sa préférence. Il avait l’impression que, de toutes les formes de dévotion privée, c’était la plus belle, la plus simple et la plus efficace ; il y goûtait une « douceur apaisante » qu’on ne rencontre nulle part ailleurs.[13] Bien qu’il fut attentif à ne pas imposer d’acte particulier de piété à ceux qui étaient sur le chemin de la conversion, ni aux convertis de fraîche date, il n’avait aucun scrupule à leur recommander la récitation du Rosaire en préparation à la réception du don de la foi ou en action de grâce pour l’avoir reçu (cf. LD XII, 217-218; 263).

Newman trouvait que, dans la prière quotidienne, le Rosaire l’aidait à contempler d’une façon simple et familière les grandes vérités de la foi. Sa propre vie spirituelle et religieuse avait un solide fondement doctrinal. Cependant, le dogme et la doctrine ne restaient pas pour lui des vérités abstraites d’ordre intellectuel. Il les voyait comme des valeurs personnelles et réelles, incarnées surtout dans la personne et l’enseignement du Christ. Le Rosaire l’aidait à rendre ces vérités plus concrètes et à transformer la recherche dogmatique en acte de culte et d’adoration. Aux élèves d’Oscott College, il expliquait que « la grande puissance du Rosaire vient du fait qu’il fait du Credo une prière; ce dernier est, bien sûr, une prière et un grand hommage rendu à Dieu, mais le Rosaire livre à notre méditation les grandes vérités de sa vie et de sa mort et les rend plus proches de notre coeur. Et ainsi, nous contemplons tous les grands Mystères de sa vie ; dans sa naissance à la Crèche et de même dans les mystères de sa souffrance et de sa vie glorieuse.« [14] De plus, il nous permet de vivre et de contempler ces Mystères presqu’avec les yeux de Marie, et en union avec elle, leur communiquant ainsi une touche de parfum maternel en les imprimant plus profondément dans notre coeur.

Newman lui-même tenait beaucoup à son chapelet : « Mon coeur ne trouve rien de plus délicieux » (LD XII, 217). Pour lui, il ne s’agissait pas d’une répétition machinale mais d’une méditation et d’une contemplation des Mystères de la vie du Seigneur, en compagnie de sa Mère. Il ne nous a pas dit expressément comment il récitait le Rosaire, mais le conseil suivant qu’il donnait à un converti récent, dont il était le directeur spirituel, traduit probablement la manière de faire de Newman lui-même : « Essayez de cette façon si ce n’est pas votre manière actuelle de faire, mais peut-être le faites-vous déjà ; c’est-àdire, avant chaque mystère dressez-en le tableau devant vous, et fixez votre esprit sur ce tableau (par exemple l’Annonciation, l’Agonie, etc…) pendant que vous dites le Pater et les dix Ave, sans penser aux paroles, vous contentant de les prononcer correctement. Que l’exercice soit à peine plus qu’une méditation ! Ceci vous permettra peut-être de surmonter toute impression de routine fastidieuse » (LD XII, 263). Inutile de dire que la répétition matérielle du Pater et de l’Ave atteint alors son but et devient une prière authentique.

Les membres de sa communauté de l’Oratoire d’Edgbaston, à Birmingham, conservaient de lui, bien des années après, l’image d’un homme tout absorbé à lire ou à écrire, ou sinon, plongé dans une prière silencieuse, le chapelet à la main. L’image de cet humble réalisateur d’une oeuvre remarquable, doué d’un talent extraordinaire et d’une intelligence exceptionnelle, égrenant ainsi spontanément son chapelet, et y trouvant jusqu’au bout une aide pour sa prière et son union à Dieu, constitue certainement pour nous un appel : redécouvrons la valeur cachée des trésors que nous possédons, avant de les remplacer par des moyens étranges de contact avec le Dieu Un et Trine.

6. « Songer à la personne que nous rencontrons »

Les trois formes de présence divine suivantes furent souvent méditées par Newman et elles furent pour lui une aide significative dans sa prière personnelle. Pour nous aussi, elles seront une aide dans cette tâche sublime de notre communion avec Dieu.

La première présence est celle de la Trinité sainte dans nos âmes. Toute personne en état de grâce retrouve cette présence en lui-même : sa conversation, son adoration, sa louange ne s’adressent pas à un Être abstrait mais à un Seigneur et ami personnel : au Père, au Fils et à l’Esprit. Devenir conscients de cette présence dans nos vies est en soi une prière et un moyen sûr de communion avec Dieu. « Avant de prier, évaluons quelques instants en présence de qui nous nous mettons : c’est en présence de Dieu. Nous avons alors grand besoin de pensées humbles, mesurées, comme il sied à des créatures… des pécheurs égarés… et plus encore, comme doivent le faire les serviteurs reconnaissants envers celui qui nous a rachetés de la perdition au prix de son propre sang » (PS, I, 266). Bien qu’il n’ait jamais lu les écrits de sainte Thérèse d’Avila, Newman se fait l’écho de la sainte presque mot pour mot : « Qui peut dire qu’il soit faux, avant de réciter les Heures ou le Rosaire, de penser à celui auquel nous nous adressons, et à nousmêmes qui nous adressons à lui, pour le faire de façon qui convienne? Nous n’avons pas besoin d’ailes pour le rechercher mais seulement d’un endroit où nous pouvons être seuls, tout en pensant à celui qui est présent en nous.« [15]

Deuxièmement, Newman chercha secours auprès de la Présence réelle du Christ dans le Saint Sacrement. En particulier, comme catholique, il trouva dans la Présence eucharistique une source constante de réconfort et de courage au cours des nombreuses années d’épreuve et de suspicion auxquelles il eut à faire face. Plus il était incompris et rejeté par les hommes, plus il sentait qu’il avait dans le Saint Sacrement un ami qui le comprenait et le consolait. En sa présence, il n’était plus seul et solitaire. A celui qui souffrait de l’apparente absence de Dieu ou du manque de vrais compagnons humains, Newman proposait de se tourner vers le Saint Sacrement et de parler à celui auprès de qui il n’y a pas de solitude. Bien que la prière soit possible n’importe où, il considérait que l’endroit privilégié pour la louange et l’intercession se trouvait devant le tabernacle. Il reprenait ainsi à son compte la conviction intime de toutes les âmes de foi et d’amour, que l’amitié pour le Christ pouvait devenir une réalité (cf. S. S. Benoît XVI, Vêpres avec les séminaristes et religieux, Altötting, 2006 ).

Le troisième type de présence divine dans lequel Newman trouva aide et inspiration pour la prière est celle du Christ dans la Sainte Ecriture. Il nous dit que son imagination lui a été de peu de secours : ce qu’il n’avait jamais vu ou lu ne l’influençait pas. De plus, son esprit fertile aurait pu l’inciter à prendre du temps dans la prière pour formuler de belles pensées et les exprimer en des paroles élégantes. Il se rendit compte que ce n’était que simple exercice intellectuel, lié à des sujets religieux, il est vrai, mais non pas de la prière au sens strict. La présence du Christ dans la Parole inspirée des Ecritures lui était donc d’un grand profit: « La lecture de la vie de notre Seigneur dans les Evangiles m’est d’un plus grand profit que celle d’un traité sur Dieu. Trois versets de saint Jean me sont plus utiles que les trois points d’une méditation » (HS, II, 217). Les Evangiles le mettaient en présence d’une personne vivante et transformaient les points abstraits de la théologie et du dogme en images vivantes dans son âme. Cette idée peut vous rappeler un autre témoignage plus familier : « C’est par-dessus tout l’Evangile qui m’entretient pendant mes heures de prière ; c’est en lui que je trouve tout ce qui est nécessaire à ma petite âme. J’y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux. »[16]

Conclusion

La longue vie de Newman fut une vie de prière et de communion constantes avec le monde invisible. Ce ne fut pas une montée mystique à travers des phénomènes extraordinaires, mais un effort persévérant au sein de la faiblesse et de l’obscurité de notre condition humaine. Il a connu des heures d’amertume et de détresse extrême, mais aussi des moments d’adoration paisible et de louange joyeuse. Sa méthode était simple, prière d’intercession dans la forme, eucharistique et dévotionnelle de préférence, nourrie des Psaumes et de l’Evangile. Avec l’âge, son esprit de prière s’affina pour atteindre sa pleine maturité. A la fin, son être, sa vie toute entière étaient prière. Comme beaucoup d’autres grands amis du Christ, John Henry Newman est pour nous un exemple; il nous inspire sur le chemin simple mais combien exigeant de la prière quotidienne.

Abréviations

Apo Apologia pro Vita sua, Ad Solem, Genève 2003

AW Autobiographical Writings, edited with an Introduction by H. TRISTRAM of the Oratory. London and New York, Sheed and Ward, 1956.

Diff Certain Difficulties felt by Anglicans in Catholic Teaching. Vol. II, New Impression. Westminster Md., Christian Classics, 1969.

HS Historical Sketches. vol II., Christian Classics, Westminster, Md. 1970.

LD Ch. St. DESSAIN et al. (eds), The Letters and Diaries of John Henry Newman, vols. I-VIII, Clarendon Press, Oxford 1978-1999, vols IX-X, Oxford University Press 2006, vols XI-XXII, Thomas Nelson, London 1961-1972; vols XXIII-XXXI, Clarendon Press, Oxford 1973-1977.

Lettre à Pusey: Lettre à Pusey, Introduction, traduction et notes par J. STERN, Ad Solem, Genève 2002.

Jfc Lectures on the Doctrine of Justification, New Impression. Westminster, Md., Christian Classics Inc., 1966.

MD Méditations sur la doctrine chrétienne, Ad Solem, Genève 2000.

Mix Discourses addressed to Mixed Congregations. Longmans, Green, and Co., London 1906.

Prepos Lectures on the Present Position of Catholics in England. Millennium Edition vol I, Gracewing-University of Notre Dame Press, Herefordshire- Notre Dame, IN, 2000.

SSD Sermons bearing on Subjects of the Day, New Impression. Westminster, Md., Christian Classics, 1968.

SVO Sermons preached on Various Occasions. Christian Classics Inc, Westminster Md., 1968.

Sermons Sermons paroissiaux, I, L’identité chrétienne, 20, Les Éditions du Cerf, Paris 1993.
Sermons paroissiaux, III, La grâce chrétienne, 24, Les Éditions du Cerf, Paris 1995.
Sermons paroissiaux, IV, Le paradoxe chrétien, 5, Les Éditions du Cerf, Paris 1996.
Sermons paroissiaux, VI, L’identité chrétienne, 20, Les Éditions du Cerf, Paris 2006.


[1] Cf. Addresses to Cardinal Newman with His Replies etc. 1879-81, edited by W. NEVILLE, London 1905, 27.

[2] Cf. Newman the Oratorian. Ses carnets de l’Oratoire édités avec une Etude d’introduction sur la continuité entre son ministère anglican et catholique par P. MURRAY, O.S.B. Dublin, Gill and Macmillan Ltd, 1969, pp. 59-69. Autres études sur la vie de prière de Newman, cf. Th. R. IVORY, When you Pray … The Ways of Newman, in: The Way 17 (1977) 145-155; J. HONORÉ, Itinéraire spirituel de Newman. Paris, Ed. du Seuil, 1964; Ch. St DESSAIN, Why Pray? A Defence of Prayer largely drawn from the writings of Cardinal Newman. Langley, Bucks., St. Paul Publications, 1969; H. TRISTRAM, With Newman at Prayer, in John Henry Newman. Centenary Essays. London, Burns and Oates, 1945, pp. 101-125.

[3] Cf. Ch. St. DESSAIN, Newman’s Spirituality: its Value today, in: English Spiritual Writers, edited by Ch. DAVIS, London 1961, 157-158.

[4] J. C. SHAIRP, Studies in Poetry and Philosophy, Edinburgh 1886, 247-248.

[5] Le Château Intérieur V, 3, 11, dans: THERESE D’AVILA, OEuvres complètes. Texte français par M. AUCLAIR. Bruges, Desclée de Brouwer, 1964, pp. 942., Lettre au P. Jeronimo Gracián, 23 octobre 1576, dans THERESE D’AVILA, Correspondance. Texte français par M. AUCLAIR. Paris, Desclée de Brouwer, 1959, pp. 249-250.

[6] Exhortation apostolique Evangelica Testificatio, n°. 42, cf. AAS 63 (1971) 519.

[7] Tract 75, p. 1, in: Tracts for the Times, vol. III, London 1840.

[8] Cf. D. H. MOSELEY, Newman and the Roman Breviary, in: Worship 34 (1960) 75-79.

[9] J. H NEWMAN, Historical Sketches. vol II., Christian Classics, Westminster, Md. 1970. Traduction prise de J. H. NEWMAN, Les Bénédictins. Editions S.O.S. 1980, p. 110.

[10] L. F. BARMANN, Newman on the Psalms as Christian Prayer, in: Worship 38 (1964) 207-214.

[11] W. WARD, The Life of John Henry Cardinal Newman, vol. II, basée sur son journal privé et sa correspondance, London 1912, 533.

[12] Cf. Newman Studien, 3° vol., publié de H. FRIES und W. BECKER, Nürnberg 1957, 84-85, note 7.

[13] Cf. Sayings of Cardinal Newman, Dublin 1976, 44 s.

[14] Ibid., 44-45.

[15] TERESA DE JESUS OCD, Way of Perfection, c. 22,3; c.28,2.

[16] STE THÉRÈSE DE L’ENFANT JÉSUS, Histoire d’une Ame, ch. 8, C. DE MEESTER, Éditions du Carmel, Moerzeke, 1999, p. 224.