Sr. Kathleen Marie Dietz
Newman écrit dans son livre Apologia Pro Vita Sua que son entrée dans l’Église catholique était « comme accoster au port après une grosse mer »[1]. Dans la réflexion qui suit nous voudrions revoir un peu cette scène et y ajouter une image supplémentaire, celle du phare qui aida Newman à trouver le port. Cela nous amènera à explorer la question qui souleva cette « grosse mer », cette question à laquelle Newman dut trouver la réponse qui lui permit de rejoindre le port. Cette question, en bref, est celle de l’Église. Mais quel fut ce phare qui guida Newman à travers la grosse mer jusqu’au port qu’est l’Église catholique? Ce phare fut la Divine Providence.
On est frappé, quand on lit les œuvres de Newman, par la fréquence avec laquelle revient tant l’idée de Divine Providence, que le mot lui-même. C’est la pierre d’angle de sa théologie. Quand on considère les écrits de Newman en prêtant attention à la Divine Providence et à l’Église, on découvre qu’il parle de la Divine Providence comme le chemin de préparation de la révélation et de l’Église tant chez les païens que chez les Juifs, qu’il parle de la Divine Providence qui offre la révélation et l’Église ou bien qu’il en parle comme lieu de conservation de la révélation dans et à travers l’Église. C’est à ce dernier aspect que nous nous attacherons, prenant pour acquis les deux autres aspects. Nous verrons que Newman n’avait pas toujours compris que la révélation devait être conservée dans et par l’Église. En fait, ce fut le point sur lequel il se questionna. Nous verrons comment il arriva à sa compréhension et comme ce point l’influença pour le faire entrer dans l’Église catholique.
1. La question se précise
C’est par ses relations avec les membres de l’Oriel Common Room et à travers son expérience pastorale comme vicaire à St-Clément que Newman a abandonné petit à petit sa manière calviniste de penser qui l’avait imprégné par ses lectures lors de sa première conversion en 1816. Newman avait été élu fellow du collège Oriel d’Oxford en 1822. Il avait ainsi rejoint les rangs de collègues comme Edward Hawkins, Richard Whately et John Keble. Plus tard, viendront Richard Hurrell Froude et Edward Bouverie Pusey. Il décrit les membres de cette prestigieuse Common Room comme n’appartenant ni à la Haute Église ni à la Basse Église, mais à une nouvelle école caractérisée par un esprit de modération et d’entendement mutuel.
Associé à eux, Newman commença à développer sa compréhension de l’Église comme l’oracle visible de la vérité, indépendante de l’État, avec ses droits propres, ses prérogatives et ses pouvoirs. Il apprit l’importance de la succession apostolique et du caractère historique de la révélation. Il comprit ce qu’était la Tradition. Tout ceci, associé au principe du dogme, qui constitua l’héritage durable qu’il reçut de sa première conversion, devint la base de l’idée que se fit Newman de l’Église. À partir de là, les luttes de Newman avec ses opinions religieuses concernèrent toujours sa compréhension de l’Église.
En juillet 1832, Newman avait terminé d’écrire son livre Les Ariens du quatrième siècle. En l’écrivant, il en était venu à aimer et à vénérer l’Église des Pères. Il avait vu la main puissante de la Providence derrière ces champions de l’Église que furent les saints tels Athanase, Ambroise, Basile, Grégoire. Il comparait leur Église à l’Église établie d’Angleterre:
Je comparais l’Église anglicane ainsi divisée et menacée, si ignorante de sa vraie force, avec la puissance pleine de jeunesse et de vigueur dont je lisais l’histoire dans les premiers siècles. Dans son zèle triomphant en faveur de ce mystère primitif, pour lequel j’avais une si grande dévotion depuis ma jeunesse, je reconnus la manière de faire de ma Mère spirituelle. … J’éprouvais pour mon Église de l’attachement, mais non de la tendresse. … L’idée ne me vint jamais de l’abandonner, mais j’avais toujours en moi cette impression qu’il existait quelque chose de plus grand que l’Église anglicane, et que c’était l’Église catholique et apostolique, instituée depuis l’origine; la nôtre n’en était que le représentant local et l’organe. Elle n’était rien si elle n’était pas cela. (Apo, p. 166)
Newman retourna en Angleterre en juillet 1833, après un voyage qui le conduisit jusqu’en Méditerranée, avec le sentiment d’un but à atteindre, avec le sentiment très fort qu’il « avait une œuvre à accomplir en Angleterre » (Apo, p. 171). Quelques jours seulement après son retour, John Keble prêcha le Sermon des Assises, intitulé « L’Apostasie nationale », à la chaire de l’université. Newman écrit: « J’ai toujours considéré et célébré ce jour comme le point de départ du mouvement religieux de 1833 » (Apo, p. 172). Ce mouvement religieux, qui fut par la suite connu sous le nom de Mouvement d’Oxford, avait comme objectif principal de sauver l’Église anglicane du libéralisme ambiant, ce libéralisme qui était anti-dogmatique dans son principe.
Dans son Apologia, Newman décrit son but comme un des fondateurs du Mouvement d’Oxford. Il voulait avancer trois propositions: 1. « le principe du dogme »; 2. « la vérité d’un certain enseignement religieux fondé sur le dogme, c’est-à-dire en l’existence d’une Église visible vivant des sacrements et des rites, qui sont les canaux de la grâce invisible »; et 3. « mes anciennes convictions concernants l’Église romaine » (Apo, pp. 188-193). Newman retint les deux premières propositions comme principes ecclésiologiques et ils devinrent pour lui, avec les quatre attributs de l’Église, la règle avec laquelle il mesurait l’Église anglicane et l’Église romaine. Là il trouva les éléments constitutifs indispensables, immuables et caractéristiques de l’Église fondée par le Christ à travers les Apôtres. La véritable Église doit avoir ces éléments, et par ces derniers, on peut la reconnaître.
La troisième proposition à laquelle tenait Newman au début du Mouvement d’Oxford est la seule à laquelle plus tard il ait « renoncé complètement, en (la) foulant même aux pieds » (Apo, p. 193). Cette proposition était, pour le dire simplement, une attitude anti-romaine. Nous allons creuser cette proposition dans la suite de notre recherche parce que c’est ainsi que nous serons capable de suivre l’évolution de la pensée de Newman.
De sa lecture, en 1816, du livre de Newton On the Prophecies, Newman en était arrivé à considérer le pape comme l’Antéchrist prédit par le prophète Daniel, par saint Jean et saint Paul (cf. Apo, p. 126). Plus tard, sous l’influence d’un ami très proche, Hurrell Froude, il adoucit ses vues. Cependant, cette perception de l’Église romaine demeura en lui, écrit-il, « comme une tache sur mon imagination » (Apo, p. 281) même après qu’il l’eût abandonnée dans ses raisonnements et jugements. La « tache » ne s’effaça que vers 1843.
Cependant plus important encore pour notre recherche, quoique moins heurtant pour un esprit catholique romain, reste le fait qu’au temps du Mouvement d’Oxford le problème que creusait Newman à propos de l’Église romaine était « les honneurs rendus à la Vierge et aux saints » (Apo, p. 194). Ceci ne doit pas être compris comme un simple préjugé. C’était un problème fondamental pour Newman qui allait plus loin que les simples dévotions. Cela voulait dire que l’Église romaine avait ajouté quelque chose au Credo et n’était plus l’Église primitive. Cependant, Newman écrit qu’il ressentait de l’affection pour l’Église romaine mais souligne fortement « l’avertissement de Moïse lancé contre un maître qui enseignerait de nouveaux dieux même s’il avait un don divin, et l’anathème de saint Paul lancé même contre les anges et les apôtres qui apporteraient une nouvelle doctrine » (Apo, p. 196).
Newman protesta alors contre l’Église de Rome par devoir de conscience. Il le fit aussi, comme il l’écrit, parce que « l’obligation de protester ainsi constituait un principe vital de ma propre Église » (Apo, p. 196). Newman suivait les théologiens anglicans qui professaient les mêmes principes ecclésiologiques et avaient fait les mêmes jugements que lui contre Rome, et qui, pourtant étaient morts anglicans. Newman était sûr qu’il y avait un abîme profond entre l’anglicanisme et Rome, qu’expliquer les manques de l’anglicanisme ne pouvait pas et ne pourrait pas conduire à Rome. Il écrivit: « Dans la concordance des deux formes de religion on trouve, à y bien regarder, les éléments et les principes d’un désaccord essentiel » (Apo, p. 198). C’est parce qu’il était certain de sa position vis-à-vis de Rome que Newman pensa aussi qu’il n’y avait aucun danger à « divulguer, le plus largement possible, les leçons et les écrits des Pères de l’Église » (Apo, p. 198). Il pensait que l’Église anglicane était fondée sur ces principes.
En ces années charnières entre le commencement du Mouvement d’Oxford et la conversion de Newman, nous voyons deux points forts dans ses pensées et ses études, l’un positif venant surtout des Pères, et l’autre négatif, c’est-à-dire l’opposition à Rome. Il est très intéressant de noter que ces deux points principaux de sa réflexion découlaient de ses lectures de l’automne 1816, lors de sa première conversion. Elles avaient semé en lui « le germe d’une inconsistance intellectuelle qui me désempara pendant de longues années » (Apo, p. 125f). Autant grandissaient sa connaissance et son amour des écrits des Pères, c’est à dire de la chrétienté des origines, autant diminuait son sentiment anti-romain. Il finit même par disparaître. Le cœur de Newman était attiré par Rome bien avant que ses convictions intellectuelles l’eussent convaincu qu’elle était la vraie Église. Newman devait être certain avant de faire le pas. Il écrit:
Il me semblait alors, et j’ai gardé cette impression, que c’était une lâcheté intellectuelle de ne pas donner une base rationnelle à mes croyances, et une lâcheté morale de ne pas le reconnaître. … Hélas! Ce fut mon sort pendant des années entières de ne savoir où appuyer la foi que je professais: j’étais dans un état de maladie morale, incapable aussi bien d’accepter l’anglicanisme que de devenir catholique. Je supportais néanmoins cet état d’âme jusqu’au jour où, avec le temps, ma voie s’éclaira. (Apo, p. 212)
Nous touchons ici au moment fort de la crise, un moment que Newman était en mesure de dépasser, en obéissant à la voix de la Providence divine.
Le Mouvement d’Oxford avait commencé en opposition au libéralisme ambiant, et s’était protégé des accusations de « papisme » en attaquant Rome, mais il ne pouvait se développer en se cantonnant dans des attitudes négatives. On avait besoin d’une idée positive sur l’Église. Newman regarda vers les grands théologiens anglicans, et se basant sur eux, il tenta d’élaborer un système théologique fondé sur l’idée anglicane. Ainsi naquit ce qu’on appela la via media, théologie qui repose sur les trois propositions dont nous avons déjà parlé, le dogme, les sacrements, et l’opposition à Rome. On se posait la question: est-ce que ça va marcher? La théorie était bonne sur le papier, mais pourrait-elle être mise en pratique dans la vie? Au cours des années qui suivirent, Newman essaya de donner force à la via media. Il résume ainsi son travail des six premières années du Mouvement d’Oxford:
Je voulais donner substantiellement forme à une Église anglicane vivante, qui eût une position à elle et qui fût fondée sur des principes bien définis; autant que cela pouvait se faire par des écrits, autant qu’une prédication sérieuse et qu’une influence exercée sur autrui pourraient tendre à en faire une réalité; une Église vivante, en chair et en os, possédant une voix, une physionomie, un mouvement, une action et une volonté propres. (Apo, p. 219)
Le travail du Mouvement d’Oxford ne manquait pas de résonance dans l’Église anglicane. Dès le début, le groupe évangélique de l’Église cria au « papisme ». Plus les principes catholiques étaient exposés, plus grand était l’inquiétude dans l’Église anglicane. Il était inévitable que le mouvement allait vers une collision, « jusqu’à ce qu’il se heurtât à la nation et à cette Église de la nation dont il s’était posé, au début, surtout comme le défenseur » (Apo, p. 225). Finalement ce jour arriva.
La collision survint à l’occasion de la publication de ce qui se révéla être le dernier des Tracts for the Times (Tracts pour le Temps présent). C’était le Tract 90 écrit par Newman lui-même en 1841. Ce Tract étudia le problème des 39 Articles, ces propositions établies par l’Église anglicane auxquelles, par exemple, les étudiants d’Université devaient souscrire en vue d’obtenir un diplôme. Le Tract était destiné à ceux qui n’appréciaient ni la via media, ni le jugement sévère de Newman contre Rome. Ils pensaient que les Articles étaient eux-mêmes directement contre Rome. Newman combattait l’influence de Rome dans le souci de la maintenir à distance, s’efforçant de garder d’autres personnes dans l’Église d’Angleterre. Son argument était de voir jusqu’où les Articles pouvaient aller en direction de la doctrine romaine. Il était prêt à recevoir les critiques et à corriger ce qu’on pourrait prouver comme erroné dans le Tract.
Il n’était pas préparé cependant à la colère et à l’indignation qui suivirent la publication du Tract 90. Il fut « saisi par la violence » des critiques, mais n’avait aucunement peur. Il se sentit même « soulagé ». Revenant sur cette période, il écrivit: « On avait cessé de me faire confiance, mais j’avais déjà cessé de me faire moi-même pleinement confiance. … Je sentis que, par cet événement, la divine Providence m’avait sauvé d’une position désormais impossible » (Apo, pp. 239-240). Dans une lettre à son évêque, Newman démissionna de ses responsabilités dans le Mouvement d’Oxford, en disant:
J’ai agi parce que d’autres n’agissaient pas, et j’ai sacrifié une tranquillité que j’aimais. Que Dieu soit avec moi dorénavant, comme il l’a été jusqu’à présent! Et il le sera si je peux seulement garder les mains nettes et le cœur pur. Je me crois capable, ou du moins, je veux l’essayer, de supporter n’importe quelle humiliation personnelle, si cela peut me préserver de trahir les intérêts sacrés que le Seigneur puissant et miséricordieux m’a confiés. (Apo, p. 242)
2. Définir la question
Nous avons retracé brièvement la pensée de Newman jusqu’en l’an 1841. Il est bon maintenant de définir plus précisément la question de l’Église, comme Newman la voyait.
La question, écrit Newman, « portait sur la Foi [que Newman appela aussi le Credo] et sur l’Église. Du début jusqu’à la fin, ce fut là pour moi le problème essentiel de la controverse. L’histoire de ma conversion est simplement celle de l’évolution progressive de mon esprit pour parvenir à une solution, rendue nécessaire par les revendications opposées des Églises romaine et anglicane » (Apo, p. 268). En 1838 Newman avait souligné les contrastes entre une image de la Vierge et l’Enfant, et une image du Calvaire, pour montrer la différence entre les deux théologies, la romaine et l’anglicane. La théologie anglicane « ‘supposait la Vérité entièrement objective et distincte’, et non pas, (ainsi que la théologie romaine), ‘comme si elle restait cachée dans les bras de l’Église, ne faisant qu’une avec elle, s’accrochant à elle, pour ainsi dire perdue dans son étreinte. Au contraire (pour la théologie anglicane), la vérité est seule et inaccessible, comme sur la Croix, avec l’Église près d’elle mais au second plan' » (Apo, p. 268-269). La théologie anglicane sépare la Vérité et l’Église, la théologie romaine les unit intrinsèquement. La question alors, c’est la relation entre les deux. En réalité, c’est la question de la relation entre la foi divine et la foi de l’Église.
Nous devons garder à l’esprit que Newman voyait l’Église primitive, l’Église apostolique, l’Église des Pères, à travers la- quelle nous recevons la foi et le Credo, comme l’Église fondée par le Christ. C’est cette Église qu’il cherchait et la pierre d’achoppement pour la trouver dans l’Église catholique étaient les soi-disant additions que celle-ci aurait faites au Credo. C’est ce qu’on veut dire quand on oppose le Credo à l’Église, la foi divine à la foi ecclésiale, l’apostolicité à la catholicité. Finalement, on le verra, c’est une question de synthèse, foi et Église, plutôt que d’antithèse.
3. La question devient urgente
Pendant que Newman « cherchait », comme il le décrit, « à mettre au point une via media praticable (il) reçut un choc qui devait à jamais faire renoncer (son) esprit à tout moyen terme et à tout compromis » (Apo, p. 285). Pendant les vacances d’été de 1839, Newman commença une étude systématique de l’histoire des monophysites. C’est pendant le cours de ses lectures que pour la première fois le doute lui vint sur la solidité de l’Anglicanisme.
Ma forteresse, c’était l’Antiquité. Or, voilà qu’au milieu du Ve siècle, il me semblait voir se refléter la chrétienté des XVIe et XIXe siècles comme dans un miroir où je me vis également; et j’étais un monophysite! L’Église de la via media se trouvait dans la situation de la communion orientale. Rome était ce qu’elle est à présent, et les protestants étaient les eutychiens. (Apo, pp. 271-272)
Pour Newman, il était difficile de comprendre comment les eutychiens ou les monophysites pouvaient être hérétiques sans que les Protestants et les Anglicans ne le soient aussi.
Le drame religieux et le combat de la vérité et de l’erreur ont été de toute éternité les mêmes. Les principes et les procédés de l’Église actuelle sont ceux de l’Église d’alors; les principes et les procédés des hérétiques d’alors étaient ceux des protestants d’à présent. (Apo, p. 272)
« C’est ainsi que je vis », écrit Newman, « presque avec effroi, qu’il y avait une terrible similitude, plus terrible encore parce qu’elle était parfaitement silencieuse et impassible, entre les annales mortes du passé et la fiévreuse chronique du présent » (Apo, p. 272).
Pas longtemps après avoir terminé son étude des Monophysites, on donna à Newman un article de la Dublin Review écrit par un Anglais romain catholique très connu, Nicholas Wiseman, qui fut par la suite Archevêque de Westminster. L’article était intitulé « La prétention anglicane ». Lors d’une première lecture, Newman ne vit rien de fulgurant dedans mais un des ses amis y releva les mots de saint Augustin, les lui répétant encore et encore: Sicurus judicat orbis terrarum (Toute la terre juge correctement). « Et lorsqu’il s’en alla », raconte Newman, « ses paroles continuèrent de résonner à mes oreilles » (Apo, p. 276).
Par là, quelle lumière était jetée sur toutes les controverses dans l’Église. … Le jugement délibéré auquel l’Église entière finit par donner sa confiance et son assentiment, c’est une prescription infaillible et une sentence définitive contre les membres de l’Église qui protestent et qui se séparent. (Apo, p. 276)
Ces mots étaient pour Newman comme le Tolle, lege, tolle, lege, qui convertit saint Augustin lui-même. Securus judicat orbis terrarum. « Ces mots immenses d’un Père vénérable résumaient la longue histoire mouvementée de l’Église, lui donnaient un sens, et réduisaient complètement en cendres la théorie de la via media » (Apo, p. 277).
Cependant Newman décida de ne se laisser guider que par sa raison et non par son imagination. « Le ciel s’était entrouvert puis refermé. La pensée avait été: ‘En définitive, il faudra bien admettre que l’Église de Rome a raison’, puis elle s’était évanouie. Mes anciennes convictions demeuraient telles qu’elles étaient auparavant ». Il note: « Celui qui a vu un esprit ne peut agir comme s’il ne l’avait jamais vu » (Apo, p. 277). Il abandonna l’idée de la via media.
Il ne resta à Newman que ces accusations spéciales qu’il avait contre Rome, nommément qu’elle avait ajouté au dépôt de la foi, et qu’elle ne prêchait pas formellement ce qu’elle avait néanmoins accepté dans la pratique, spécialement concernant les pratiques de dévotion. Il était, comme il dit « très près (de devenir) un pur protestant » (Apo, p. 280). Mais il n’avait plus de théologie qui lui soit propre.
En été 1841, après la tempête qui suivit le Tract 90, Newman se mit à traduire saint Athanase, puis entre juillet et novembre, trois choses arrivèrent qui le brisèrent. Peu après avoir entrepris son étude, il fut encore confronté avec le fantôme, cette fois « sous une forme bien plus hardie » (Apo, p. 303). Ce qu’il avait trouvé dans l’histoire des Monophysites, il le retrouva dans l’histoire des Ariens. Il « vit alors nettement que dans l’histoire de l’arianisme les ariens purs étaient les protestants, les semi-ariens étaient les anglicans, alors que Rome était déjà ce qu’elle est aujourd’hui » (Apo, p. 303). Comme il luttait avec ce fantôme, un deuxième choc l’atteignit quand les évêques condamnèrent le Tract 90.
Et la troisième chose qui le brisa fut l’établissement de l’évêché anglican de Jérusalem, qui aurait aussi juridiction sur les protestants. Ceci survint suite à un effort commun de l’Angleterre et de la Prusse. Newman vit qu’avec ça, comme il l’écrit, les évêques
fraternisaient, par leurs actes ou par leur consentement tacite, avec les congrégations protestantes. Ils les autorisaient à se placer sous la juridiction d’un évêque anglican, sans leur demander de renoncer à leurs erreurs, ou sans tenir compte de la validité du baptême et de la confirmation qu’ils avaient reçus. … Cela fut pour moi le troisième coup qui anéantit définitivement ma foi en l’Église anglicane. …Il se pouvait que l’Église anglicane eût la succession apostolique comme les monophysites; mais ce qui était en train de se faire me conduisit à craindre, non pas qu’elle ne cessât bientôt d’être une Église, mais que depuis le XVIe siècle, elle n’en eût jamais été une. (Apo, p. 308)
4. La question est résolue
Newman était comme « sur un lit d’agonie » (Apo, p. 313) dans l’Église anglicane, mais il ne pouvait pas encore trouver l’Église apostolique dans l’Église catholique. Sa difficulté venait des soi-disant exagérations, mais petit à petit il en arriva à sentir, comme il le dit, « la force d’une autre considération. L’idée qu’on se faisait de la Sainte Vierge, dans l’Église de Rome, s’était en quelque sorte amplifiée au cours des temps, d’ailleurs il en était ainsi pour toutes les idées chrétiennes, même pour celle de la sainte eucharistie. Tout ce qui dans le christianisme des temps apostoliques n’apparaît qu’effacé, pâli ou lointain, se voit dans l’Église romaine… Les proportions d’ensemble sont restées néanmoins les mêmes » (Apo, pp. 371-372).
C’était le dernier point de la recherche de Newman sur l’Église catholique romaine, à savoir le développement de la doctrine. Y en avait-il un ou pas? L’idée du développement de la doctrine était restée au fond de l’esprit de Newman pour des années. Il produisit finalement sa réponse dans son livre Essai sur le développement de la doctrine chrétienne[2], qu’il commença au début de 1845. C’est par la compréhension qu’avait Newman du développement de la doctrine que nous sommes capables de voir avec grande clarté la place qu’occupe la Divine Providence dans son ecclésiologie.
Newman certifie dans son Apologia que dans ses recherches il n’a jamais perdu de vue l’idée du développement de la doctrine. En fait, Newman ne saute pas d’un point de vue à un autre, mais construit un pont entre le Credo et l’Église avec les matériaux mis à sa disposition par la Divine Providence. Ce qui revient toujours dans l’avancement de la pensée de Newman, c’est la confrontation du Credo par rapport à l’Église, qui est finalement une question d’autorité (cf. Apo, p. 373).
En réalité tout le combat intérieur de Newman, quant aux Églises anglicane et romaine, touchait à la question de l’autorité, même si le mot lui-même ne revient pas souvent au premier plan. Le combat de Newman se présente comme le microcosme de la question œcuménique d’aujourd’hui, qui est fondamentalement une question d’autorité, une question ecclésiologique fondamentale, quant à la vraie nature de l’Église.
Peu à peu Newman arriva à la compréhension que le développement fait partie de la nature de l’Évangile. Il démontra qu’il faudra s’attendre à des développements.
Si le christianisme est une religion universelle, qui ne convient pas seulement à un lieu ou à une époque, mais à tous les temps et à tous les lieux, il ne peut que varier dans ses relations et sa conduite à l’égard du monde qui l’entoure, c’est-à-dire qu’il se développe. (Dev, p. 86)
Dans son Apologia, Newman écrit que « le principe du développement expliquait non seulement certains faits, mais qu’il était lui-même un phénomène philosophique remarquable, donnant son caractère à toute évolution de la pensée chrétienne » (Apo, p. 373). Ainsi Newman appliquait le principe à toute l’idée de la doctrine chrétienne. Le développement est naturel et nécessaire parce qu’une idée vivante, celle de la doctrine chrétienne, a été confiée à la raison discursive de l’homme. La Divine Providence a donné la structure de l’Église et a utilisé cette structure pour le développement authentique de la doctrine et sa préservation telle quelle. C’est presque un truisme que de dire que la Divine Providence est la clé de l’unité du Credo et de l’Église.
Ayant vu qu’en fait, le développement est en accord avec la nature des Saintes Écritures, et avec l’idée de la doctrine chrétienne dans son ensemble, nous n’avons pas encore répondu à deux questions fondamentales: comment peut-on distinguer le développement de la doctrine de sa corruption, et qui a l’autorité de faire la distinction entre les deux, c’est à dire qui garantit la pureté de la doctrine chrétienne?
Dans son Essai, après avoir donné les raisons pour le développement de la doctrine chrétienne, Newman donne les arguments historiques en faveur de son développement et les exemples de celui-ci. Puis il s’attaque à la question urgente de la distinction entre développement et corruption, en formulant ses sept critères, maintenant célèbres, pour le développement authentique d’une idée.
Peut-être que la meilleure manière de résumer les bases de ces critères est de rappeler le principe d’analogie qui tient que chaque œuvre de Dieu porte la marque d’une sagesse identique. La nature et l’ordre des choses révèlent un plan, tenu par quelques grands et pourtant simples principes. Cela donne à l’ensemble une harmonie et une beauté majestueuse. Les principes de base du plan divin sont plus ou moins évidents dans la création. Un événement qui a lieu en accord avec ces lois est probablement l’œuvre de Dieu. Quand nous regardons les grandes œuvres de Dieu qui nous sont connues, nous voyons qu’elles sont faites selon une loi du développement. Dieu ne crée pas quelque chose dans un état achevé. Il permet à chaque chose d’arriver graduellement à sa plénitude, de grandir et d’arriver à la perfection par étapes. À partir de ce principe de base, nous pouvons voir que le développement solennel de la tradition dogmatique suggère que c’est Dieu qui gouverne l’histoire des dogmes et guide l’Église dans la découverte de la vérité.
Cependant demeure la question de la garantie de la pureté de la doctrine. La réponse est à trouver dans la doctrine de l’infaillibilité de l’Église que Newman arriva finalement à reconnaître comme étant nécessaire selon la Providence. Dans une lettre à un ami, écrite le 14 juillet 1844, il remarque, entre autres choses, que
tout en accordant qu’on ne peut trouver les doctrines (spéciales) à l’Église romaine bien déjà dessinées dans l’Église primitive, je crois cependant qu’il existe suffisamment de vestiges pour les recommander et les démontrer, si l’on admet que l’Église est divinement guidée, et bien que les vestiges soient, à eux seuls, insuffisants. La question ne roule donc que sur la nature de la promesse de l’Esprit Saint, qui a été faite à l’Église. (Apo, p. 373)
Ici nous voyons que Newman touche du doigt la synthèse du Credo et de l’Église.
Il n’est pas difficile de trouver le lien nécessaire entre le fait du développement de la doctrine et le fait d’une Église infaillible. Vraiment, il semble que c’est plutôt difficile de ne pas voir la connexion.
Le fondement de l’argument de Newman est celui-ci: si la révélation est exprimée en doctrine et si, ce que nous avons vu est vrai, le développement est dans la nature de la doctrine, il doit y avoir une autorité infaillible donnée par Dieu pour protéger la doctrine de la corruption. Newman l’exprime ainsi:
s’il doit y avoir un développement, il s’ensuit, puisque la révélation est un don divin, que Celui qui l’a donné virtuellement ne l’a pas donnée sans la garantir en même temps contre la perversion et la corruption, dans tout développement qui découle nécessairement de sa nature; en d’autres termes, cette activité intellectuelle qui, à travers les générations successives est comme l’organe du développement, doit, pour autant qu’elle peut à bon droit se prétendre investie de la charge de la révélation, être infaillible dans ses déterminations. (Dev, p. 127)
Ceci, dit Newman, c’est la doctrine de l’infaillibilité de l’Église, « car on entend par infaillibilité … le pouvoir de décider si telles ou telles assertions théologiques ou morales, en quelque quantité que ce soit, sont vraies » (Dev, p. 111).
Newman commença son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne au début de 1845 et il rappela: « À mesure que j’avançais, les difficultés s’évanouissaient devant moi et je cessai de parler des ‘catholiques romains’ pour les appeler hardiment les ‘catholiques’. Je résolus de me faire recevoir dans l’Église catholique avant que le livre ne fût terminé, et il est encore aujourd’hui dans l’état où je l’avais laissé, inachevé » (Apo, p. 415).
Le 9 octobre de la même année, John Henry Newman était reçu dans ce qu’il appela « l’unique bercail du Christ » (Apo, p. 416).
5. Le rôle de la Divine Providence
L’histoire de la conversion de Newman est donc l’histoire de la réconciliation de l’Église et du Credo, c’est à dire la ré- conciliation dans la pensée de Newman de la foi de l’Église et de la foi divine. Quand Newman reconnaît l’Église catholique comme divine, la réconciliation est accomplie. La clé pour cette synthèse c’est la doctrine de la Divine Providence.
Pour Newman, il était absolument logique que si la Divine Providence avait donné l’Église, la Divine Providence allait aussi offrir les moyens de la maintenir et de la protéger. Si la Divine Providence avait donné la révélation, la Divine Providence allait la préserver intacte et la libérer de la corruption.
Newman essaya pendant bon nombre d’années de voir dans l’Église anglicane cette Église dont ses convictions parlaient et pour laquelle son cœur soupirait. Lui, en un certain sens, essaya de la restructurer selon ses idées. On a l’impression que Newman essaya d’agrandir un vieux pull-over pour habiller un homme qui avait grandi, en tirant sur toutes les coutures autant que possible, reprisant les trous et les mailles manquantes, et en l’étirant continuellement par un usage quotidien. À la fin le pull est hors d’usage et l’homme est déçu.
C’est seulement quand Newman cessa de chercher dans l’Église anglicane ce qui ne s’y trouvait pas, et commença à accepter ce qui se trouvait dans l’Église catholique, qu’il commença étape par étape à trouver ce que son cœur avait connu depuis toujours comme vrai. Alors seulement la théorie sur le papier de la via media laissa place à la réalité vivante de l’unique et vraie Église de Jésus-Christ.
Le moment où cessa le combat de Newman avec « le vieux pull » de l’anglicanisme vint quand il reçut les trois coups dont nous avons parlé plus haut. Après ces trois coups qui le laissèrent sur son lit d’agonie dans l’Église anglicane, il jeta le vieux pull, mais frissonna dans le froid de l’incertitude jusqu’à ce qu’il trouvât, non pas un autre pull, mais un climat meilleur, et, finalement, pût se réchauffer dans la découverte de la vraie Église.
La conversion de Newman fut alors non seulement la conversion à la vraie Église, mais à l’Église comme telle. C’était une conversion éminemment ecclésiale. C’est pourquoi Newman pouvait dire qu’il existe une différence, pas de degré, mais d’espèce entre la communion anglicane et l’Église catholique.
Finalement, la conversion est le travail de la grâce de Dieu dans l’âme et la réponse de l’âme dans la foi. La forme qu’elle prend dépend de la providence de Dieu et demeure largement un mystère pour le monde. La navigation de Newman vers le port de l’Église catholique avait été faite par « grosse mer », mais c’est en se dirigeant vers le phare de la Divine Providence dans sa vie qu’il fut capable de voir la Divine Providence au travail dans l’Église et qu’il fut ainsi capable de trouver, en l’Église romaine, l’Église catholique et apostolique qu’il avait tant cherchée.
1 Newman John Henry, Apologia pro vita sua (= Apo), Ad Solem Editions, Genève 2003, p. 573.
2 Newman John Henry, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (= Dev), Desclée de Brouwer, Paris 1964.