4 novembre 1838
« Tes yeux contempleront le roi dans sa beauté ; ils verront un pays très lointain » (Is 33, 17).
Moïse n’a pas eu la faveur d’entrer dans la Terre promise, mais il a été autorisé à l’apercevoir de loin. À nous aussi, bien que nous ne soyons pas encore admis dans la gloire céleste, il est donné de voir beaucoup, pour nous préparer à voir davantage. Le Christ demeure parmi nous de façon réelle, bien qu’invisible, et par l’intermédiaire des sacrements accomplit pour nous, vraiment et suffisamment, la promesse du texte d’aujourd’hui. Nous pouvons d’ores et déjà « contempler le roi dans sa beauté », et « voir un pays très lointain ». Les paroles du prophète s’appliquent à notre état présent tout autant qu’à celui des élus dans l’au-delà. De la gloire future, il est dit dans saint Jean : « Ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts (Ap 22, 4). » Et de la gloire présente, Isaïe lui-même parle dans des passages qui peuvent expliquer le passage en exergue : « Alors la gloire du Seigneur se révélera et toute chair la verra », et ailleurs : « On verra la gloire du Seigneur et la splendeur de notre Dieu » (Is 40, 5 ; 35, 2) . Nous ne voyons pas Dieu face à face sous l’alliance de l’Évangile, pourtant il est vrai que nous le « connaissons en partie », même si c’est « dans un miroir, confusément ». C’est beaucoup plus que ce dont les hommes sont capables sauf les chrétiens. Le baptême qui nous fait chrétiens est une illumination ; et le Christ, qui est l’objet de notre culte, est aussi la Lumière qui permet le culte.
Cette idée reste étrangère à la plupart des hommes : ils ne saisissent ni la présence du Christ ni le devoir où ils sont de la saisir. Ceux-là même qui ne manquent pas de sérieux dans leurs façons ont presque ou complètement oublié ce devoir. C’est une évidence immédiate, car sans cet oubli, ils ne manqueraient pas autant de respect. Il est à peine exagéré de dire que le respect et la crainte sont de nos jours quasiment exclus de la religion. Des sociétés tout entières, qui se disent chrétiennes, ont pour premier principe ou presque de récuser le devoir de vénération ; et nous-mêmes, qui en tant qu’enfants de l’Église en avons reçu l’idée en héritage particulier, la pratiquons peu et ne souffrons pas de son absence. Ceux qui, malgré eux, ressentent la crainte de Dieu, en ont trop souvent honte ; ils la considèrent comme un signe de faiblesse d’esprit et cachent leur sentiment de leur mieux. Et lorsque à cause d’elle ils subissent moquerie et blâme, ils ne savent s’en justifier à leurs yeux. De fait, ils voudraient conserver dans leur manière de parler et d’agir leur respect envers le sacré, mais ils ne savent comment répondre aux objections ni comment résister aux habitudes et aux modes reçues ; en fin de compte, ils en arrivent à se méfier de leur réaction instinctive. Profitons donc de la promesse contenue dans le texte en exergue pour décrire le défaut que je viens de mentionner et pour montrer comment y remédier.
Il y a deux catégories de gens qui manquent de respect et de crainte, et hélas ! à elles deux, elles font presque la totalité des pratiquants de la religion dans notre communauté. Voilà qui est déplorable, en effet, si tel est le cas ; il n’est pas surprenant que les pécheurs vivent sans la crainte de Dieu ; mais que dire d’un temps ou d’un pays dans lesquels les esprits sérieux, ceux qui ont des principes et prétendent avoir du jugement en matière de religion, qui attendent les temps à venir et croient présenter un bilan favorable et jouir de la faveur de Dieu, que dire si ces gens-là affirment, ou du moins agissent comme s’ils affirmaient que la «crainte de Dieu» ne fait pas partie de la religion ? « Si la lumière qui est en nous est ténèbres, quelles ténèbres ce sera (Mt 6, 23) ! »
Voici les deux catégories de gens déficients en ce domaine. D’abord, il y a ceux qui pensent n’avoir jamais sérieusement encouru la colère divine. Ensuite, il y a ceux qui, tout en pensant l’avoir encourue, croient que c’est du passé et que tous péchés leur ont été pardonnés : d’un côté, ceux qui considèrent que le péché en soi n’est pas un grand mal; de l’autre, ceux qui considèrent que le péché en eux n’est pas; un grand mal, parce que le Christ les a agréés personnellement à cause de leur foi.
Or il faut remarquer que l’existence de la crainte religieuse n’est pas liée à notre état de pécheurs, loin de là. Serions-nous aussi purs que les anges qu’en sa présence, probablement, nous ne pourrions qu’avoir de la crainte, lui devant qui les cieux ne sont pas intacts, ni les anges libres de toute folie. Les séraphins eux-mêmes se voilaient la face en chantant sa gloire. À supposer que le péché ne soit pas un grand mal, du moins en nous, le seul fait que Dieu est infini et parfait est une idée écrasante pour des créatures, des mortels ; elle devrait conduire tous ceux qui disent avoir de la religion à avoir aussi de la crainte religieuse, même s’il est naturel aux gens irréligieux de faire fi de ce sentiment.
Remarquons en outre qu’il ne s’agit pas d’une querelle de vocabulaire. Car à première vue, nous pourrions être tentés de penser que toute la question est de savoir si le mot « crainte » est bon ou mauvais ; les uns en faisant le synonyme de peur servile, les autres de sainte vénération et de respect, les deux sens semblent s’opposer, ce qui n’est pas le cas ; comme si les deux partis pensaient que le respect est juste et la peur égoïste mauvaise, et que le seul problème entre eux était de décider si par crainte ils entendaient terreur ou respect. Ce n’est pas le cas. Il s’agit non des mots mais des choses ; ces gens-là trouvent manifestement mauvais un état d’esprit que l’Église catholique prescrit et que les saints pratiquent depuis toujours.
Pour prouver qu’il en est ainsi, je vais en quelques mots exposer les deux opinions en question, et montrer quelle erreur elles partagent malgré tout ce qui les différencie.
Première catégorie de gens : ceux qui trouvent la foi catholique trop stricte, qui soutiennent qu’il n’est nul besoin d’adhérer à telle ou telle doctrine pour être sauvé, ou du moins qui contestent cette nécessité ; selon eux, peu importe ce que l’on croit, du moment que l’on se conduit de manière respectable et digne ; les rites et les cérémonies, pensent-ils, ne sont que détails et broutilles, on plaît à Dieu, qu’on les observe ou non ; peut-être même vont-ils jusqu’à douter que la mort du Christ expie le péché des hommes ; si on les pousse, ils n’admettent pas vraiment que le Christ soit littéralement et précisément Dieu ; ils nient que le châtiment des méchants soit éternel. Telles sont les grandes idées, plus ou moins clairement conçues et énoncées, qui définissent la première catégorie dont je parle.
La deuxième est très différente dans son système doctrinal. Selon ces gens, tout en étant par nature enfants de la colère, ils ont par la grâce de Dieu si totalement regagné sa faveur que même s’ils devaient mourir sur-le-champ ils seraient assurés d’aller au ciel. Dieu, à leur idée, leur pardonne si absolument leurs fautes, jour après jour, qu’ils n’auront à répondre de rien, d’aucun chef d’accusation, lors du Jugement dernier ; ils ont reçu la grâce de manière différente des autres, et sont enfants de Dieu autrement qu’eux ; ils ont reçu des assurances spécifiques de salut et une part de promesses que le baptême n’accorde pas; ils se proclament donc au-delà du doute et de l’angoisse, et affirment qu’ils seraient fort malheureux sans ce statut privilégié.
J’ai mentionné ces écoles de pensée religieuse pour montrer comme est répandu un sentiment commun à deux catégories si opposées. Voici donc ce sur quoi elles s’accordent : elles considèrent Dieu seulement comme un Dieu d’amour, non de respect et de vénération ; par amour les uns entendent bienveillance, les autres miséricorde; en conséquence, ni les uns ni les autres ne regardent le Tout-Puissant avec crainte ; je me propose maintenant de montrer chez les uns et les autres les signes de cette absence de crainte.
Un exemple. Ils n’ont ni scrupule ni inquiétude à parler librement du Tout-Puissant. Ils font usage de son nom avec familiarité et légèreté, comme des pécheurs manifestes. Certains, pour désigner le Tout-Puissant, ont recours à des mots qui le dépouillent de son caractère personnel : ils l’appellent « divinité » ou « être divin », autant de termes dont l’usage est le plus propre à détruire dans les esprits l’image d’un maître doué de vie et d’intelligence, leur sauveur et leur juge. D’autres, à l’autre extrême mais avec le même résultat, se servent librement du nom incommunicable par lequel Dieu nous permet d’indiquer ses perfections. Lorsqu’il est apparu à Moïse, il lui a révélé son nom ; et ce nom a semblé si sacré aux traducteurs de l’Écriture qu’ils ont eu scrupule à l’utiliser, alors qu’il revient sans cesse dans l’Ancien Testament, et l’ont remplacé en signe de respect par le mot « Seigneur ». Or les gens dont je parle se plaisent à user familièrement, dans les prières, les hymnes et la conversation, d’un nom qui désigne celui devant lequel tremblent les anges. Même nos semblables, nous hésitons à les appeler par leur nom tant que nous ne sommes pas à notre aise avec eux. Pourtant, des pécheurs ne se gênent pas pour user familièrement du nom par lequel, ils le savent, le Très-Haut s’est dit différent de toutes les créatures.
Deuxième exemple de ce manque de crainte : la façon hardie et dénuée de scrupule dont les gens parlent de la Sainte Trinité et du mystère de la nature divine. Ils usent de termes et d’expressions sacrés, à l’occasion, de manière abrupte et malséante ; ils discutent du Très-Saint, de l’Éternel, entre deux verres (si j’ose le dire sans irrévérence) ; peut-être vont-ils jusqu’à en contester la validité, comme si Dieu était l’un d’entre eux.
Troisième exemple : on tranche péremptoirement de ce que le Tout-Puissant peut faire, de ce qu’il doit faire, comme si les hommes avaient tout pouvoir sur l’économie du salut et pouvaient prévenir la providence divine et sa haute volonté.
Quatrièmement : ils parlent avec confiance de leur conversion, de leur pardon, de leur sanctification, comme s’ils connaissaient aussi bien que Dieu leur état.
Cinquièmement : la réticence si fréquemment éprouvée à s’incliner devant le nom de Jésus, voire l’impatience marquée envers ceux qui le font, comme s’il n’y avait rien de terrifiant dans l’idée qu’un Dieu éternel s’est incarné, comme si l’on n’exprimait pas convenablement son émerveillement et son respect en pratiquant ce que saint Paul a explicitement prescrit.
Encore un exemple. Les gens parlent sans précaution des actes et des paroles terrestres de notre Seigneur, comme s’il s’agissait d’un homme ordinaire. Certes, il était homme ; mais il est aussi plus qu’un homme. Il a agi comme un homme, mais ses actions étaient divines ; et il est aussi difficile de séparer l’action de l’agent que le bras du corps. En dépit de quoi, beaucoup parlent en langage malséant, familier, profane, de l’enfance de leur Dieu, de sa jeunesse, de son ministère, bien qu’il soit leur Dieu. Encore un autre exemple. Bien des gens s’adressent familièrement au Seigneur dans leurs prières ; ils lui appliquent des épithètes et adoptent un style qui ne conviennent pas à des créatures, encore moins à des pécheurs.
Encore un exemple : la tonalité générale de leurs prières. J’entends par là une langue lâche et imprécise, des mots excessifs et frappants, un style coloré et surchargé, une manière pompeuse, un ton déclamatoire, comme si prier, c’était prêcher, comme si le but de la prière n’était pas de s’adresser à Dieu, mais de marquer et de toucher l’assistance.
Encore un exemple du manque de respect : on introduit dans le discours parlé ou écrit des termes graves et solennels, pour faire de l’effet, pour arrondir une phrase et lui donner plus d’allure.
Autre exemple : le manque de respect à l’église ; on s’assied pendant les prières au lieu de s’agenouiller, on fait semblant de se mettre à genoux et en réalité on s’assied, on s’affale, on se tient mal, on se laisse aller; on regarde autour de soi pendant les prières, on observe ce que font les autres.
Voilà quelques-unes des caractéristiques de la religion d’aujourd’hui qui définissent telle ou telle catégorie de gens, mais toutes existent. Elles illustrent ce que je veux dire lorsque j’affirme que la religion d’aujourd’hui s’est vidée de toute crainte.
On pourrait citer bien d’autres exemples de nature très variée. Ainsi la liberté avec laquelle les hommes veulent changer les dispositions divines pour les rendre plus commodes ou plus adaptées à leur âge ; la confiance qu’ils accordent à leurs idées bien établies sur des questions sacrées ; leur manque d’intérêt ou de prudence à s’enquérir de ce qui est probablement la volonté divine ; leur mépris de toute conception des sacrements qui dépasse ce qu’ils en perçoivent par leurs sens ; leur présomption à décider de l’importance relative des différents articles de la foi chrétienne. Tout cela montre bien qu’il ne s’agit pas d’un problème de mots, qu’il y a vraiment quelque chose qui manque réellement aux hommes, qu’on parle de crainte ou qu’on lui donne un autre nom.
Jusqu’ici je pense être au net; une seule question se pose : les sentiments que j’ai décrits sont-ils nécessaires? Chacune des deux catégories nommées auparavant assure qu’ils sont inutiles : les uns les déclarent incompatibles avec la raison, les autres avec l’Évangile ; les uns les condamnent pour superstition, les autres pour légalisme hébraïque. Voyons donc si ces sentiments de crainte et de respect sont chrétiens ou non. La question sera tranchée en peu de mots. Voici donc ce que personne ne peut, je crois, raisonnablement contester. C’est un type de sentiments que nous aurions, que nous aurions même à un degré intense, si nous avions littéralement sous les yeux le Tout-Puissant. C’est donc le type de sentiments que nous aurons si nous prenons conscience de sa présence. Dans la mesure où nous croyons en la présence de Dieu, nous les éprouverons ; ne.pas les éprouver, c’est ne pas comprendre et ne pas croire qu’il est présent. Si donc c’est notre devoir de faire comme si nous le voyions, d’avoir la foi, c’est notre devoir d’éprouver ces sentiments. Et si c’est un péché de ne pas avoir la foi, c’est un péché de ne pas éprouver ces sentiments. Réfléchissons-y quelque temps.
Qui donc nierait que la vue de Dieu nous remplirait de crainte ? Prenez les plus froids des esprits mondains qui se défont de l’Évangile à coups de raisonnement ; ou les plus ardents des fanatiques qui se l’approprient totalement ; prenez ceux qui pensent que le Christ n’a rien apporté d’essentiel, ou ceux qui pensent que le Christ ne l’a apporté qu’à eux-mêmes : qui parmi eux n’éprouverait pas une grande crainte à la vue de Dieu ? Assurément, c’est un truisme de dire que n’importe quelle créature serait pénétrée de crainte. Pourquoi cela ? Serait-ce à cause de la vue de Dieu, ou de la conscience de la présence divine ? Les yeux fermés, ils auraient encore peur, car leurs yeux leur auraient transmis cette solennelle vérité ; il leur suffirait de l’avoir vue. Mais s’il en est ainsi, ne s’ensuit-il pas que si les hommes n’éprouvent pas de crainte, c’est parce qu’ils ne se comportent point comme ils le feraient s’ils voyaient Dieu, c’est parce qu’ils n’ont pas le sentiment de sa présence ? N’est-il pas sûr que les gens emploieraient moins librement le nom du Tout-Puissant s’ils étaient convaincus que Dieu les écoute réellement, qu’il est tout proche d’eux pendant qu’ils parlent ? De même pour tous les autres exemples d’absence de crainte religieuse que j’ai énumérés : ils viennent tous d’une incapacité à saisir la présence vivante de Dieu. Si l’on croit en sa présence, on s’abstiendra de lui parler familièrement, d’utiliser devant lui des mots vides, de décider de son propre mouvement et péremptoirement quelle est la volonté divine, de prétendre à sa confiance ou d’adopter pour lui parler une attitude familière. Je le répète : prenez l’homme le plus assuré de n’avoir rien à redouter de la présence de Dieu, d’être en paix avec le Tout-Puissant ; mettez-le réellement devant le trône divin : ne sera-t-il pas inquiet ? Osera-t-il dire que son inquiétude n’est que faiblesse, turbulence irrationnelle qu’il ne devrait pas ressentir ?
Tout cela, on le verra plus clairement si l’on considère la différence qu’il y a dans nos sentiments et nos paroles à l’égard de nos amis, suivant qu’ils sont présents ou absents. Leur présence nous refrène ; elle joue comme une loi extérieure qui nous force à faire ou non ce que nous ne ferions pas, ou ferions dans d’autres circonstances, ou que nous ne ferions qu’à cause d’elle. C’est exactement ce qui manque à beaucoup de nos jours dans leur pratique religieuse : une contrainte extérieure née de la conscience de la présence divine. Voyez, je le répète, comme nous parlons différemment d’un ami, même intime, suivant qu’il est présent ou absent ; voyez comment nous réagissons, si par hasard ayant commencé à parler de lui comme s’il n’était pas là, nous découvrons soudain qu’il est là ; et pourtant nous ne sommes conscients que d’une affection sincère envers lui. Il y a un ton de voix, une façon de parler des absents que nous trouverions irrespectueuse ou du moins trop légère s’ils étaient présents. Lorsque c’est le cas, nous pensons toujours, même inconsciemment, à leurs réactions à nos paroles : qu’éprouveront-ils, que nous diront-ils, comment parleront-ils de nous en retour ? Si quelqu’un est absent, nous sommes tentés de dire avec assurance quelle est son opinion sur certains sujets ; s’il est présent, nous sommes plus nuancés ; c’est tout juste si nous disons quoi que ce soit, conscients que nous sommes de pouvoir nous tromper, et que lui présent, il peut nous reprendre. Nous prenons des précautions avant de proclamer son sentiment sur la question débattue, ou sur la nature de ses dispositions à notre égard ; nous observons en tout point de notre conduite déférence et délicatesse. Or si telle est notre attitude envers des hommes, que ressentirions-nous en présence d’un ange ? et plus encore, en présence du Juge omniscient, parfaitement perspicace, de tous les hommes ? Ce qui est respect et considération envers nos semblables devient crainte sacrée s’agissant du Dieu tout-puissant ; et ceux qui ne le craignent point, en un mot, sont ceux qui ne croient pas que Dieu les voit et les entend. S’ils le croyaient, ils cesseraient de proclamer avec tant d’assurance qu’il les regarde d’un œil favorable, de prédire ses actes, de se prononcer sur ses révélations, d’abuser de son nom et de le traiter avec familiarité.
Dans tout ce qui vient d’être énoncé, notre condition pécheresse, je l’ai déjà dit, n’a pas été prise en compte ; or nous sommes au mieux une race corrompue, souillée, tandis que Dieu est le Très-Saint ; voilà à coup sûr qui doit ajouter considérablement à notre crainte et à notre respect, dans la mesure même où notre rachat est si miraculeux. Nul compte n’a été tenu non plus d’un autre point, sur lequel je me propose de dire quelques mots.
Nous considérons les morts avec un sentiment très particulier. Pour quelle raison ? Parce qu’ils sont absents ? Non pas, car nous n’éprouvons pas la même chose envers ceux qui sont simplement loin de nous, serait-ce aux extrémités de la terre. Est-ce parce qu’en cette vie nous ne les reverrons jamais ? Non, assurément ; car nous avons beau savoir que nous ne reverrons jamais quelqu’un qui part pour l’étranger, qu’il mourra au loin (et peut-être meurt-il au loin, en effet); qui dira que notre sentiment ne change pas lorsque nous apprenons sa mort ? Assurément, c’est son passage à un autre état qui nous émeut et qui nous fait parler de lui autrement, je veux dire avec une sorte de respect. Nous ne pouvons dire ce qu’il est, quelles sont ses relations avec nous, ce qu’il sait de nous. Nous ne le comprenons pas, nous ne le voyons pas. Il est passé dans « un pays très lointain ». Mais il n’est peut-être pas sans avoir conservé sur nous quelque mystérieuse prise. Aussi, le fait qu’il soit invisible pour les yeux de la chair tout en étant peut-être présent en rend la pensée plus terrifiante. Appliquez cette conclusion à notre sujet, et vous comprendrez que dans un certain sens, véritablement, la présence invisible de Dieu est plus terrifiante et écrasante que si nous le voyions. De même aussi, la présence du Christ, maintenant qu’elle est invisible, suscite une foule de sentiments élevés et mystérieux que rien d’autre ne saurait inspirer. La pensée du Sauveur, absent et pourtant présent, est semblable à celle d’un ami perdu de vue et pourtant comme revenu à nous dans un rêve ; mais dans ce cas ce n’est pas un rêve, c’est la vérité et la réalité. Au moment de son départ, il a dit à ses disciples : « Je vous reverrai et votre cœur sera dans la joie (Jn 16, 22). » Mais une autre fois il avait dit : « Viendront des jours où l’époux leur sera enlevé ; et alors ils jeûneront (Mt 9, 15). » Voyez la contradiction apparente, inhérente à l’expression en langage humain de tout sentiment élevé. On devait être alors dans la joie à cause de la venue du Christ, et dans les larmes à cause de son absence, c’est-à-dire éprouver un sentiment si raffiné, si étrange et si nouveau que les mots ne pouvaient rien en dire alors qu’il combinait toute la douceur apaisante de sentiments vécus communément comme incompatibles. De même que certains fruits rares sont réputés avoir le même goût que d’autres, non pas parce qu’ils n’en diffèrent point, mais parce que c’est le meilleur moyen de les décrire avec toute la véracité possible, de même l’état d’esprit où sont ceux qui croient que le Fils de Dieu est ici et pourtant ailleurs – il est à la droite de Dieu et cependant vraiment parmi nous en son Corps et en son Sang -, présent mais invisible, cet état d’esprit suppose à la fois joie et douleur, ou plutôt l’une plus que l’autre ; c’est un sentiment de respect, d’émerveillement, de reconnaissance, qui ne saurait s’exprimer plus justement que par le mot biblique de crainte ou par les saintes paroles de Job, bien qu’émises dans la détresse et non dans la conscience de la grâce. « Si je vais vers l’orient, il est absent ; vers l’occident, je ne l’aperçois pas. Si je me tourne à gauche, je ne puis l’atteindre ; et si je vais à droite, je ne le verrai point. C’est pourquoi le trouble me saisit en sa présence ; et lorsque je le considère, je suis agité de crainte (Jb 23, 8-9.15). »
Concluons. J’en ai dit assez pour montrer que la crainte de Dieu est forcément un devoir, si c’est un devoir de vivre comme si nous voyions Dieu ; c’est forcément un privilège de l’Évangile, si c’est un privilège que de voir en esprit « le roi dans sa beauté ». La crainte est la suite nécessaire de la foi, ce serait évident même en l’absence de tout texte biblique qui le dise. En fait, inutile de le répéter, l’Écriture nous enjoint dans une abondance de préceptes de craindre Dieu. Voici les paroles du sage : « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse (Pr 1, 7). » Ou encore le troisième commandement qui nous ordonne solennellement de ne pas prononcer en vain le nom de Dieu. Voici la déclaration du prophète Habaquq qui commence par dire : « Le juste vivra de sa foi » et finit par affirmer : « Le Seigneur habite dans son temple saint : que toute la terre demeure en silence devant lui » (Ha 2, 4. 20). Voici les paroles de saint Paul qui de la même manière, après avoir discouru longuement sur la foi comme « ce qui nous rend présentes les choses qu’on espère, et ce qui nous convainc de celles qu’on ne voit pas (He 11, 1) », ajoute :
« Conservons la grâce par laquelle nous puissions rendre à Dieu un culte qui lui soit agréable, accompagné de respect et d’une sainte frayeur (He 12, 28). » Voici ce que rapporte saint Luc sur l’Église militante de la terre : « Marchant dans la crainte de Dieu et dans la consolation du Saint Esprit, elle s’édifiait » et voici ce que dit saint Jean de l’Église triomphante au ciel : « Qui ne donnerait, Seigneur, dit-elle, révérence et gloire à ton nom ? Car seul tu es saint. » Voici ce qu’on nous dit du sentiment éprouvé par les trois apôtres, sur la montagne de la Transfiguration, quand ils entendirent la voix de Dieu : ils « tombèrent la face contre terre tout effrayés » (Ac 9, 31 ; Ap 15, 4 ; Mt 17, 6). Or, si tel est le cas, n’est-il pas tout à fait clair que le manque de crainte n’est rien d’autre qu’un manque de foi, et que par conséquent nous sommes proches, aujourd’hui, de ce jour de malheur dont il est dit : «Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre (Lc 18, 8) ? » Est-il surprenant que nous ne marquions aucune crainte dans nos paroles ni dans nos relations avec les autres, puisque nous ne pratiquons pas la foi ? Qu’est-ce donc, me direz-vous, que pratiquer la foi ? Par exemple, venir souvent prier ; se mettre à genoux au lieu de rester assis ; s’efforcer d’être attentif dans la prière ; se tenir dans la maison de Dieu autrement que dans un lieu ordinaire ; y venir en semaine aussi bien que le dimanche ; participer souvent à la sainte eucharistie ; être silencieux et plein de révérence pendant ce saint office ; voilà autant de façons de pratiquer la foi, car ce sont tous des actes que nous accomplirions si nous voyions et entendions celui qui est présent, même si nous ne le voyons et ne l’entendons pas selon la chair. Mais « Heureux ceux qui croiront sans avoir vu (Jn 20, 29). » Soyez-en sûrs : si nous agissons ainsi, nous recevrons peu à peu, avec la grâce de Dieu, l’esprit de la sainte crainte. Avec le temps, nous parviendrons à manifester dans nos paroles et dans nos actes, dans nos offices religieux comme dans notre conduite quotidienne, sans contrainte ni effort, de façon naturelle et spontanée, que nous craignons Dieu tout en l’aimant.
Trad. Claude Lacassagne
Sermons Paroissiaux vol V, 2, Les éditions du Cerf, Paris 2000, pp 26-36