au palais du Cardinal Howard à Rome, le 12 mai 1879
Le lundi matin 12 mai, Newman se rendit au Palazzo della Pigna, résidence du Cardinal Howard qui lui avait prêté ses appartements afin qu’il puisse y recevoir l’envoyé du Vatican qui devait apporter le biglietto du Cardinal Secrétaire d’Etat l’informant que, lors d’un Consistoire secret tenu ce matin là, Sa Sainteté avait daigné l’élever au rang de Cardinal. Vers onze heures les pièces se remplirent de catholiques anglais et américains, des ecclésiastiques et des laïcs ainsi que de nombreux membres de la noblesse romaine et de dignitaires de l’Eglise, rassemblés pour assister à la cérémonie. Peu après midi, on annonça l’envoyé du Consistoire. Il remit le biglietto au Dr. Newman qui le donna, après en avoir rompu le sceau, au Dr. Clifford, évêque de Clifton, lequel en lut le contenu. L’envoyé, ayant ensuite informé le Cardinal nouvellement-créé que Sa Sainteté le recevrait au Vatican le lendemain matin à dix heures pour lui remettre la barrette, fit les salutations d’usage. Son Eminence répondit, ce que l’on appela par la suite le « Biglietto Speech », les mots suivants:
Vi ringrazio, Monsignore, per la partecipazione che m’avete fatto, dell’alto onore che il Santo Padre si è degnato conferire sulla mia umile persona, (Je vous remercie, Monseigneur, de m’avoir fait part du grand honneur que le Saint-Père a daigné conférer à mon humble personne,)
et, si je vous demande la permission de continuer de m’adresser à vous, non pas dans votre langue musicale, mais dans ma chère langue maternelle, c’est qu’il m’est plus facile d’exprimer ainsi mes sentiments à l’annonce très aimable que vous m’avez faite, plutôt que de tenter ce qui me dépasse.
Laissez-moi tout d’abord exprimer l’étonnement et la profonde gratitude qui m’ont envahi, et que je ressens encore, devant la complaisance et l’affection que le Saint-Père m’a montrées, en me conférant un si grand honneur. Ce fut une grande surprise. Une telle élévation ne m’était jamais venue à l’esprit et s’harmonisait mal avec mon passé. J’avais traversé bien des épreuves, mais elles étaient finies ; et maintenant je touchais presque au terme de ma vie, et j’étais en paix. Etait-il possible qu’après tout, j’eusse vécu tant d’années pour cela ?
Il n’est pas facile non plus de voir comment j’aurais pu supporter un pareil choc, si le Saint-Père n’avait décidé un second acte de condescendance envers moi, qui l’atténua, et fut, pour tous ceux qui l’apprirent, une preuve émouvante de son naturel bienveillant et généreux. Il a eu pitié de moi et m’a dit pour quelles raisons il m’élevait à cette haute dignité. Après des paroles d’encouragement, il a dit que son acte était la reconnaissance de mon zèle et de mes bons services, durant tant d’années, pour la cause catholique ; de plus, il jugeait qu’il ferait plaisir aux catholiques anglais, et même à l’Angleterre protestante, en me prodiguant ses bonnes grâces. Après de telles paroles de bienveillance de Sa Sainteté, j’aurais été insensible et sans coeur si j’avais entretenu des scrupules.
Voilà ce qu’il eut la bonté de me dire ; que pouvais-je désirer de plus ? Au cours de longues années, j’ai commis bien des erreurs. Je n’ai rien de la haute perfection que possèdent les écrits des saints, c’est-à-dire qu’on n’y peut pas trouver d’erreur, mais ce que je crois pouvoir faire valoir à travers tout ce que j’ai écrit, c’est ceci : une intention droite, l’absence d’ambitions personnelles, un caractère obéissant et qui consent de bon coeur à être repris, la crainte très vive de l’erreur, le désir de servir la Sainte Eglise, et, grâce à la divine Miséricorde, une belle part de succès. Et je suis heureux de dire que je me suis opposé dès le début à un grand mal. Pendant trente, quarante, cinquante ans, j’ai résisté de toutes mes forces à l’esprit de libéralisme en religion. Jamais la Sainte Eglise n’a eu plus douloureusement besoin de défenseurs contre lui que maintenant, puisque, hélas ! c’est une erreur qui s’étend comme un filet sur toute la terre ; et en cette occasion solennelle où il est naturel, pour quelqu’un qui occupe ma place, de regarder le monde, la Sainte Eglise actuelle ainsi que son avenir, on ne jugera pas déplacé, je l’espère, que je renouvelle la protestation que j’ai faite si souvent contre lui.
Le libéralisme en religion est la doctrine suivant laquelle il n’y a pas de vérité absolue en religion, mais qu’un credo en vaut un autre, et tel est l’enseignement qui gagne chaque jour en consistance et en force. Il n’admet pas qu’aucune religion puisse être considérée comme vraie. Il enseigne qu’il faut toutes les tolérer, parce qu’elles sont toutes affaires d’opinion, que la religion révélée n’est pas une vérité, mais une question de sentiment et de goût, qu’elle n’est ni un fait objectif, ni miraculeuse, et que chaque personne a le droit de lui faire dire seulement ce qui frappe son imagination. La dévotion n’est pas nécessairement fondée sur la foi. On peut fréquenter les églises protestantes et catholiques, et tirer profit de l’une et de l’autre, sans appartenir à aucune. On peut échanger fraternellement des pensées et des sentiments spirituels, sans avoir le moindre projet de doctrine commune, ni sans en voir la nécessité. Par conséquent, puisque la religion est une affaire tellement personnelle et privée, il ne faut absolument pas en tenir compte dans les relations humaines. Si un homme s’habille d’une nouvelle religion tous les matins, qu’importe ? Il est aussi insolent de se mêler de la religion de quelqu’un qu’à la source de ses revenus ou au gouvernement de sa famille. La religion n’est en aucun sens le lien de la société.
Jusqu’ici, le pouvoir civil a été chrétien. Même dans les pays séparés de l’Église, comme dans le mien, quand j’étais jeune, le dicton selon lequel « le christianisme est la loi du pays », était valable. Aujourd’hui, partout, ce bel édifice qu’est la société, pourtant issue du christianisme, rejette le christianisme. Le dicton que j’ai cité, et cent autres de la même veine, ont disparu ou sont en train de disparaître partout, et d’ici la fin du siècle, à moins que le Tout-Puissant n’intervienne, on l’aura oublié. Jusqu’ici, on considérait que seule, la religion, avec ses commandements surnaturels, était assez forte pour assurer la soumission des masses populaires à la loi et à l’ordre ; aujourd’hui, philosophes et politiciens sont déterminés à résoudre ce problème sans l’aide du christianisme. A l’autorité et à l’enseignement de l’Église, ils voudraient substituer avant tout une éducation universelle et complètement séculière, destinée à faire comprendre à chacun que son intérêt personnel est d’être discipliné, laborieux et sobre. Puis, en guise de grands principes moteurs pour remplacer la religion et à l’usage des masses ainsi soigneusement éduquées, cette éducation fournit les grandes vérités éthiques fondamentales de justice, bienveillance, sincérité et d’autres semblables, comme l’expérience vécue, et ces lois naturelles qui existent et agissent spontanément dans la société et les affaires sociales, qu’elles soient physiques ou psychologiques, par exemple dans le gouvernement, le commerce, la finance, les expériences dans le domaine de la santé, et les relations internationales. Quant à la religion, elle est un luxe privé, que l’on peut avoir si l’on veut, mais pour lequel il faut payer, et que l’on ne doit pas imposer aux autres, ni pratiquer si ça les importune.
Le caractère général de cette grande apostasia est partout le même ; mais dans le détail et la façon de faire, il varie selon les différents pays. Pour moi, j’aime mieux parler de ce qui l’en est dans mon pays, que je connais. Là, je crois qu’il menace de remporter un redoutable succès, bien qu’il ne soit pas facile de voir quel sera son ultime aboutissement. A première vue, on pourrait penser que les Anglais sont trop religieux pour un mouvement qui, sur le continent, semble fondé sur l’infidélité ; mais le malheur, pour nous, c’est que, bien qu’il finisse en infidélité comme ailleurs, il ne provient pas nécessairement de l’infidélité. Il faut se rappeler que les sectes religieuses qui naquirent en Angleterre il y a trois cents ans, et qui sont si puissantes maintenant, ont toujours été farouchement opposées à l’union de l’Église et de l’Etat, et soutiendraient la déchristianisation de la monarchie et de tout ce qui en fait partie, dans l’idée qu’une telle catastrophe rendrait le christianisme beaucoup plus pur et beaucoup plus puissant. Ensuite le principe libéral nous est imposé comme allant de soi. Considérez ce qui résulte du fait même de ces multiples sectes. Elles constituent, croit-on, la religion de la moitié de la population ; or, rappelez-vous que notre mode de gouvernement est populaire. Prenez une douzaine d’hommes au hasard, dans la rue, ils participent tous au pouvoir politique : quand vous leur de mandez leur croyance, ils représentent peut-être jusqu’à sept religions différentes. Comment peuvent-ils agir ensemble dans les affaires municipales ou nationales, si chacun insiste sur la reconnaissance de sa dénomination religieuse ? Toute action serait au point mort, à moins d’ignorer la question religieuse. Nous n’y pouvons rien. Et troisièmement, il faut se rappeler qu’il y a beaucoup de bon et de vrai dans la théorie libérale ; par exemple, pour ne pas dire plus, les préceptes de justice, loyauté, sobriété, maîtrise de soi, bienveillance, qui, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, comptent parmi ses principes avoués, ainsi que les lois naturelles de la société.
Ce n’est que lorsque nous découvrons que cet appareil de principes est destiné à remplacer, à supprimer la religion, que nous déclarons qu’il est mauvais. Il n’y a jamais eu de dessein de l’ennemi aussi habilement ourdi, et avec une telle chance de réussir. Et elle a déjà répondu aux espoirs que l’on fondait sur elle. Le libéralisme est en train d’entraîner dans ses rangs un grand nombre d’hommes vertueux, sérieux et capables, des hommes mûrs au passé élogieux et des jeunes gens d’avenir.
Telle est la situation en Angleterre, et il est bon que nous en prenions tous conscience ; mais on ne doit pas supposer un instant que j’en ai peur. Je le déplore profondément, parce que je prévois qu’il peut être la ruine de beaucoup d’âmes ; mais je n’ai pas peur du tout qu’il puisse faire le moindre mal à la Parole de Dieu, à la Sainte Église, à notre Roi tout-puissant, le Lion de la tribu de Juda, fidèle et vrai, ou à son Vicaire sur la terre. Le christianisme a semblé trop souvent être en danger de mort, pour que nous craignions pour lui, maintenant, quelque nouvelle épreuve. Jusque-là, tout est certain. D’un autre côté, ce qui est incertain, ce qui est habituellement incertain et habituellement très surprenant dans ces grandes controverses – quand on en est témoin – c’est la manière particulière avec laquelle, en l’occurrence, la Providence délivre et sauve son héritage choisi. Quelquefois, notre ennemi devient notre ami ; quelquefois, il est dépouillé de cette virulence particulière du mal qui était si menaçante ; quelquefois, il tombe de lui-même en pièces ; quelquefois, il fait juste ce qui était utile, et puis il est écarté. Habituellement, l’Église n’a rien de plus à faire que de poursuivre son devoir dans la confiance et la paix ; à rester calme et à contempler le salut de Dieu. « Les humbles posséderont la terre, réjouis d’une grande paix » (Ps 37,11).
Mansueti hereditabunt terram,
Et delectabuntur in multitudine pacis.
Cette réponse fut télégraphiée à Londres par le correspondant du « Times » et parut dans sa totalité dans ce journal le lendemain matin.
De plus, grâce à la diligence du Père Armellini, S.J., qui le traduisit en italien durant la nuit, il parut intégralement le lendemain dans «L’Osservatore Romano».
Nouvelle traduction de: NEWMAN J. H., My Campaign in Ireland, Aberdeen 1896, pp. 393-400.