22 décembre 1839
« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous » (Ph 4, 4).
Tandis que dans certains passages de l’Écriture la perspective de la venue du Christ nous inspire crainte et respect en même temps qu’elle nous exhorte à veiller et à prier, les versets en rapport avec le présent texte, en revanche, nous présentent une vue différente de la vie chrétienne, et c’est un autre genre d’attitude qui nous est recommandé. « Le Seigneur est proche », nous est-il dit, et par conséquent nous devons « nous réjouir dans le Seigneur » ; tout en « veillant à la modération », nous ne devons « entretenir aucun souci », mais compter sur les bontés de Dieu, et non sur celles des hommes, quels que soient nos besoins ; le cœur débordant d’« actions de grâces », nous devons rechercher par-dessus tout, et demander dans la prière afin de la recevoir d’en haut, « la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence », pour garder nos cœurs et nos pensées dans le Christ Jésus.
On conviendra qu’une telle conception de la vie chrétienne, qui nous est exposée ici avec toute la clarté nécessaire, n’est pas sans appeler quelques commentaires, et nous nous proposons de montrer comment la pensée de la venue de Christ peut en effet susciter en nous tout à la fois une attitude de crainte et un état d’esprit calme et serein.
Rien n’est plus étonnant que de voir un apôtre, homme de labeur et de souffrance, pleinement conscient du combat qu’il menait contre les puissances invisibles, livré en spectacle aux hommes comme aussi aux anges, et surtout saint Paul lui-même dont le tempérament naturel était si zélé, si discipliné et si ardent ; rien n’est plus frappant et plus significatif, disais-je, que de voir saint Paul nous décrire ainsi la vie chrétienne. Il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’un auteur contemporain, comme nous le voyons quelquefois, mentionnât la paix, la tranquillité, la sérénité et la joie, comme étant l’attitude d’esprit qui sied au chrétien. Mais si l’on se souvient que saint Paul était juif par sa naissance et pharisien par son éducation, qu’il écrivait à une époque où, peut-être plus qu’à aucune autre, les chrétiens étaient dans une agitation d’esprit incessante ; où les persécutions et les rumeurs de persécutions abondaient ; où le monde et ses valeurs semblaient être en plein bouleversement ; où il n’y avait pas d’églises où ils puissent trouver un réconfort, pas de services religieux pour les apaiser, pas de maisons pour les accueillir. Si l’on considère en outre que l’Évangile abonde en principes et en conseils empreints d’une grande noblesse de sentiments, que l’on pourrait même dire romantiques, comme aussi de profonds mystères, et que précisément le sujet même que l’Apôtre traite dans ses exhortations est celui, ô combien redoutable, de la venue de Christ, alors on ne manquera pas d’être frappé qu’à un moment pareil, dans de telles circonstances présentes et à venir, l’Apôtre puisse dépeindre la vie chrétienne comme dépourvue d’agitation et d’effort, pleine de repos, de tranquillité et de sérénité, tout comme si le grand apôtre écrivait dans quelque monastère du désert ou presbytère de campagne. Il faut voir là sans aucun doute le doigt de Dieu, la marque d’un pouvoir surnaturel, qui rend l’esprit de l’homme indépendant des circonstances. C’est du moins la première pensée qui nous vient à l’esprit ; et la seconde est celle-ci : combien le véritable esprit chrétien est profond et raffiné ! Combien il est difficile à sonder, autant que vaste à appréhender et impossible à épuiser ! Qui eût pu imaginer un tel sang-froid et une pareille sérénité de la part du bouillant apôtre des gentils ? Nous savons que saint Paul était capable de grandes choses ; qu’il savait souffrir mais aussi agir, prêcher comme confesser la foi, et qu’il pouvait être au plus haut de sa forme ou au plus bas : mais on aurait pu penser que tout cela était la limite et la perfection de l’état d’esprit du chrétien tel qu’il le concevait, mais que lui-même ne pouvait connaître les sentiments que le texte et les versets suivants nous conduisent à lui prêter.
Et cependant, lui qui «peinait plus abondamment que tous» ses frères était aussi un modèle de simplicité, de douceur, de bonne humeur, de gratitude et de sérénité d’esprit. Ces dispositions étaient tout à fait caractéristiques de saint Paul, et il y revient souvent dans ses épîtres. Par exemple : «Ne vous complaisez pas dans l’orgueil, mais soyez plutôt attirés par ce qui est humble. Ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse […] Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. Soyez en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous. » Il recommande « que les vieillards soient sobres, dignes, pondérés, robustes dans la foi, la charité, la constance. Que pareillement les femmes âgées […] ne soient ni médisantes ni adonnées au vin, mais de bon conseil ; ainsi elles apprendront aux jeunes femmes à aimer leur mari et leurs enfants, à être réservées, chastes, femmes d’intérieur, bonnes, soumises à leur mari. » Et « les jeunes gens [doivent] garder en tout la pondération ». Et on ne manquera pas d’observer qu’il termine cette exhortation en mentionnant la même raison que celle qui est donnée dans le verset suivant notre texte en exergue : «attendant la bienheureuse espérance et l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus ». Et, dans le même ordre d’idées, il ajoute que les ministres du Christ doivent être « attachés à l’enseignement sûr et conforme à la doctrine » ; et qu’ils doivent être « irréprochables, ni arrogants ni coléreux […] mais amis du bien, justes et pieux» (Rm 12, 16-18 ; Tt 2, 2-13 ; 1, 7-8.). Or, nous avons là en fait la description de ce que doit être chaque chrétien, une espèce de portrait du chrétien ordinaire, si j’ose m’exprimer ainsi : calme et serein, il ne se laisse pas emporter par les prétentions et les ambitions personnelles ; il ne recherche pas le spectaculaire et l’extraordinaire à tout prix ; détaché des choses de ce monde, il reste imperturbable au milieu des tribulations, mais en même temps ferme et déterminé.
On observera du reste que tout cela avait été annoncé par le prophète Isaïe, comme devant être la particularité de la Nouvelle Alliance, le temps de l’Évangile : « Le fruit de la justice sera la paix ; et l’effet de la justice, repos et sécurité à jamais. Mon peuple habitera dans un séjour de paix, des demeures superbes, des résidences altières.» (Is 32, 17-18. )
Examinons maintenant en quoi consiste cet état d’esprit, et quels en sont les motifs. Le message nous paraît clair : le Seigneur est proche ; ce monde n’est pas votre demeure véritable, ce n’est pas votre résidence définitive. Comportez-vous donc non pas comme si vous étiez installés dans votre propre habitation, entourés de vos biens et de votre mobilier, mais comme de simples locataires temporaires qui, au lieu de mettre un point d’honneur à posséder le meilleur en toutes choses, se contentent de ce qu’ils ont et acceptent tout ce qui se présente. « Et je vous dis ceci, frères ; le temps est court. » Qu’importe ce que nous mangeons, ce que nous buvons, de quoi nous sommes vêtus, où nous sommes logés et ce que l’on pense de nous, ce que nous devenons, puisque nous ne sommes pas chez nous. Il est tout à fait normal et courant, même pour ce qui concerne cette vie terrestre, que lorsque nous quittons notre maison pour un temps, nous nous sentions déracinés. Tel est donc le genre de sentiment que la pensée de la venue du Christ doit créer en nous. Ne cherchons donc pas à nous établir ici-bas ; cela ne vaut pas la peine de consacrer du temps et des pensées à de telles poursuites. À peine serons-nous installés qu’il nous faudra déménager.
Tel est, me semble-t-il, le sens général de ce passage. Voyons maintenant d’un peu plus près les diverses parties qui le composent.
1. « Ne vous souciez de rien », ou, pour citer saint Pierre, « Déchargez-vous sur lui de toute votre inquiétude», ou encore, comme dit Jésus lui-même : « Ne vous inquiétez pas – ne vous souciez pas – du lendemain : demain s’inquiétera de lui-même » (1 P 5,7 ; Mt 6,34). Tel est, vous l’avez compris, l’état d’esprit qui seul est conséquent avec la pensée que « le Seigneur est proche ». Qui se soucierait en effet de connaître une perte ou un gain quelconque aujourd’hui, s’il possédait la certitude que le Christ devait apparaître demain ? Personne. Et c’est pourquoi le vrai chrétien vit en permanence comme s’il avait la certitude que le Christ revenait demain. Car il possède l’assurance qu’en tout cas le Christ viendra à lui le jour où il quittera cette vie ; et par la foi, il anticipe sa mort et fait tout comme si ce jour encore lointain – si tant est d’ailleurs qu’il soit lointain – appartenait déjà au passé. Un jour ou l’autre le Christ viendra, c’est certain ; et quand il sera là, peu importe le temps qui se sera écoulé avant sa venue. Aussi longue qu’ait été cette période, elle connaîtra une fin. Le Jugement approche, et même si l’on n’en connaît pas la date, le chrétien est conscient que ce jour ne saurait tarder ; et donc le temps n’entre pas dans son calcul et ne modifie pas sa façon de voir les choses. Car c’est lorsque les hommes cherchent à réaliser leurs ambitions et leurs plans qu’ils deviennent anxieux et rongés par l’angoisse ; mais lorsqu’ils savent que tout cela se résumera en définitive à peu de chose, ils y renoncent complètement, ou pour le moins ils cessent de s’en préoccuper.
Et il doit en être ainsi, je le répète, des craintes et des appréhensions, des mortifications, chagrins et ressentiments de cette vie. « Le temps est court. » On conseille quelquefois, en guise d’apaisement lorsque notre esprit est fixé sur un objet précis, ou qu’il est très préoccupé et contrarié par quelque événement, de se demander ce qu’il restera de tous ces soucis dans une année ! Il est clair que les sujets qui nous agitent le plus maintenant ne nous intéresseront alors plus du tout ; que les choses qui nous causent actuellement les espoirs ou les craintes passées à l’autre bout de la planète. Et il en sera ainsi de tous les espoirs, craintes, plaisirs, douleurs, envies, déceptions et succès inhérents à la nature humaine, lorsque le dernier jour sera arrivé. Ils ne posséderont aucune vie en eux-mêmes ; ils seront semblables aux fleurs fanées après un banquet, qui nous paraissent tellement dérisoires. En outre, lorsque nous serons étendus sur notre lit de mort, à quoi cela nous servira-t-il d’avoir été riches, ou grands, ou fortunés, ou honorés et influents ? Toutes ces choses ne seront alors que vanité. Or, tel que ce monde apparaîtra alors, à tous, tel il est perçu dès maintenant par le chrétien. Celui-ci regarde les choses comme il les regardera ce jour-là, d’un œil désintéressé et sans passion, et il ne se laisse ni attrister ni réjouir outre mesure par les péripéties de la vie, car ce ne sont que des péripéties.
2. Un autre aspect de cette attitude chrétienne est ce que notre version appelle la modération. « Que votre modération soit connue de tous les hommes», ou, comme on peut le rendre plus exactement, votre considération, votre sens de la justice ou de l’équité. Pour saint Paul, le chrétien doit se distinguer par sa droiture, par sa sérénité et par sa tendresse envers autrui. En vérité, dans la mesure où l’on croit que le Christ revient, et que l’on reconnaît sa position d’étranger sur la terre, qui ne l’habite que pour une saison, alors on éprouve des sentiments tout différents à l’égard des affaires humaines. On devient simple spectateur, au lieu de s’impliquer complètement. Rien ne compte désormais. On peut voir les choses d’un œil critique et porter un jugement sur elles, en toute impartialité. C’est ce qui est appelé notre « modération », qui doit être reconnue de tous les hommes. Ceux qui ont de puissants intérêts, dans quelque domaine que ce soit, ne peuvent être des observateurs sereins et des juges impartiaux. Ils sont partisans; ils défendent une catégorie de personnes, et en attaquent une autre. Ils ont des préjugés contre ceux qui sont différents d’eux-mêmes, ou qui les contrarient. Ils ne peuvent pas les excuser, ni même leur montrer la moindre sympathie. Mais le chrétien, au contraire, n’ayant pas de fortes ambitions, ne connaît pas non plus de grandes déceptions. Il est juste, équitable, plein de considération envers tous les hommes. Il n’éprouve même pas la tentation d’être autrement. Il ne ressent aucune violence, aucune animosité, aucun sectarisme ni esprit partisan. Il sait que son Seigneur et Sauveur doit triompher ; il sait qu’il viendra un jour du ciel et que personne ne sait quand. Connaissant donc la fin vers laquelle tendent toutes choses, il se soucie d’autant moins du chemin qui doit y mener. Lorsque nous lisons un livre de fiction, nous nous passionnons pour le déroulement du récit, jusqu’à ce que nous sachions comment les choses se terminent ; et une fois que nous l’avons découvert, l’intérêt cesse. Il en est de même du chrétien. Il sait que le combat du Christ doit durer jusqu’au dernier jour ; que la cause du Christ triomphera à la fin ; que son Église subsistera jusqu’à son retour. Il sait où est la vérité et où est l’erreur, où est la sécurité et où est le danger ; et toutes ces certitudes lui permettent de faire des concessions, d’affronter les difficultés, de pardonner à ceux qui se trompent tout en reconnaissant leurs points forts ; il peut alors se contenter de l’estime, grande ou petite, que les autres lui accordent. Il ne vit pas dans la crainte ; car c’est la crainte qui rend les hommes sectaires, qui en fait des tyrans et des zélotes ; tandis que le chrétien, et c’est là son privilège, est au-dessus des espoirs et des craintes, de l’anxiété et de la jalousie ; il sait faire preuve de patience, de sang-froid, de discernement et d’impartialité ; à tel point que cette sérénité le distingue aux yeux du monde, et est « connue de tous les hommes ».
3. La joie et le contentement sont aussi des qualités propres au chrétien, à en croire l’exhortation contenue dans le texte en exergue : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur », et cela en dépit de la peur et de la crainte légitimes que la pensée du dernier jour doit produire en nous. C’est par le moyen de tels contrastes que l’Écriture nous révèle la signification de ses différents enseignements. Si l’on nous avait simplement recommandé de redouter ce jour, nous aurions pu confondre la crainte de Dieu avec la peur servile ou la tristesse du désespoir; et si l’on nous avait seulement dit de nous réjouir, nous aurions sans doute pris une grossière liberté et familiarité pour de la joie ; mais lorsqu’il nous est dit que nous devons à la fois craindre et nous réjouir, nous comprenons d’emblée que notre joie ne doit pas être irrévérencieuse, et que notre crainte ne doit pas nous conduire au désespoir ; et tandis que ces deux sentiments doivent être présents, en fait nous sentons bien qu’aucun des deux n’est ce qu’il serait sans l’autre. Tel est précisément l’enseignement qui nous est donné ici par ces deux commandements en apparence contradictoires. Pour autant, cela ne sera pas facile pour nous de mettre ces recommandations en pratique ; c’est une œuvre longue et dure ; toutefois, il est indéniable que nous en sortirons enrichis, et cela dès le début, parce que nous aurons mieux saisi tout l’enseignement de ces deux exhortations. Pour ce qui concerne le commandement de se réjouir, et quoique nous devions penser avec crainte et tremblement au jour du Jugement, car il ne fait aucun doute que c’est là notre grand devoir, cependant il ne saurait annuler le commandement de nous réjouir ; la crainte n’est ici mentionnée que pour mieux nous expliquer ce qu’il faut entendre par se réjouir. Il est clair que nous devons nous réjouir à la perspective de la venue du Christ exactement comme si l’on ne nous disait pas de la craindre. Et le fait de redouter ce jour ne rendra notre joie que plus parfaite ; en fait c’est là la vraie joie du chrétien, car elle est complétée et stimulée par la crainte, et par là même rendue plus sobre et révérencieuse.
Comment il nous est possible de réconcilier la joie et la crainte, ce ne sont pas de simples mots qui pourront nous le révéler, mais seul un engagement concret et délibéré dans cette voie. Si, dans l’obéissance aux recommandations du Christ et de ses apôtres, le chrétien essaie à la fois de craindre et de se réjouir, alors le moment venu il s’apercevra que cela devient possible; mais une fois qu’il l’aura appris, il sera tout aussi incapable qu’auparavant d’expliquer comment il peut faire les deux à la fois. Il semblera inconséquent, et il s’exposera à la critique, pour la plus grande satisfaction des hommes irréligieux qui n’hésitent pas à accuser l’Écriture elle-même d’inconséquence. Il apparaît à tous comme un véritable paradoxe, comme d’ailleurs l’Écriture nous en avertit. Et c’est précisément ce que l’on constate, à des degrés divers, chez des hommes dont la sanctification ne fait pourtant aucun doute. Ils sont accusés des fautes les plus opposées ; d’être orgueilleux et mesquins à la fois ; d’être trop simples, mais aussi très rusés ; d’avoir une conscience trop stricte, et en même temps trop laxiste ; d’être antisociaux, mais aussi d’être mondains ; d’avoir une interprétation de l’Écriture trop littérale, mais d’autre part d’ajouter à l’Écriture ou de se substituer à elle. Les hommes du monde, tout comme ceux qui n’ont pas vraiment l’esprit religieux, ne peuvent pas les comprendre, et se plaisent à dénoncer ceux qui leur paraissent inconsistants, mais qui en réalité ne font que se conformer à l’enseignement de l’Écriture.
Mais pour en revenir au problème de la joie et de la crainte, certains pourront objecter que ceux qui tombent dans le péché, ou qui ont dans le passé péché lourdement, ne peuvent pas posséder ce bonheur et cette joie que connaissait saint Paul. Je le leur accorde. Mais quelle conclusion en tirer, sinon que saint Paul nous exhorte à ne pas tomber dans le péché ? Lorsque saint Paul nous met en garde contre la tristesse et le sentiment de culpabilité, il veut simplement nous avertir contre tout ce qui pourrait nous attrister et charger notre conscience ; et par conséquent tout particulièrement contre le péché, qui est l’ennemi de la joie. Certes, lorsque nous avons péché, ce n’est pas un mal que d’en être attristés, mais c’est le péché lui-même qui est mauvais et qui nous accable. Lorsque nous chutons, nous ne pouvons rien faire de mieux que d’en être attristés. Il est tout à fait normal et essentiel qu’il en soit ainsi; et dans la mesure où nous sommes attristés, certes nous ne sommes pas dans la condition idéale du chrétien, mais il faut bien voir que c’est notre péché qui en est la cause. Et cependant, même dans ce cas, le chagrin n’est pas incompatible avec le fait de se réjouir. Car il y a peu d’hommes qui soient réellement sincères dans leur chagrin et qui, à la longue, prennent conscience qu’ils sont ainsi; et quand quelqu’un se rend compte qu’il devient plus sincère, alors il sait que Dieu le considère avec miséricorde; et cela lui donne une raison suffisante de se réjouir, même si la crainte demeure. Saint Pierre pouvait en appeler au Christ : « Seigneur, tu sais toutes choses ; tu sais que je t’aime. » Et même si nous ne saurions faire preuve de la même hardiesse que le fougueux apôtre, nous pouvons faire appel à Dieu dans l’humilité, nous pouvons lui dire que nous avons confiance que, quelle que soit la mesure de nos péchés passés, quel que soit notre renoncement actuel, nous désirons Tellement faire tout notre possible pour renoncer aux convoitises du monde et suivre le Christ. Et dans la mesure où ce sentiment de sincérité sera fort dans notre cœur, alors nous pourrons nous réjouir dans le Seigneur, même avec notre crainte.
4. Une fois de plus, la paix fait aussi partie de cette même attitude du chrétien. « La paix de Dieu, dit l’apôtre, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. » Il y a beaucoup de choses dans l’Évangile qui sont de nature à nous alarmer, beaucoup peuvent nous agiter et nous émouvoir, mais la fin et l’issue de toutes ces choses, c’est la paix. « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre. » On peut se demander certes si le combat, le doute et l’incertitude ne constituent pas la condition du chrétien ici-bas ; on a quelquefois l’impression que saint Paul lui-même, en proie au « souci » ou à l’anxiété, « pour toutes les Églises », nous avoue franchement une certaine détresse, notamment dans ses épîtres aux Galates et aux Corinthiens : « au-dehors, des luttes ; au-dedans, des craintes » (2 Co 7,5). Il est vrai qu’il fait quelquefois preuve d’une grande agitation d’esprit. Mais considérez ceci : avez-vous jamais regardé une étendue d’eau et observé les vaguelettes à la surface ? Croyez-vous réellement que tout ce tumulte atteigne les profondeurs ? Il n’en est rien. Vous avez sans doute vu ou entendu parler de terribles tempêtes sur la mer ; des scènes d’horreur et de détresse qui ne sont en rien comparables aux larmes et aux soupirs d’un apôtre pour son troupeau. Et cependant, même ces violentes commotions ne sauraient troubler les profondeurs. Les fondations de l’océan, les vastes royaumes des eaux qui entourent la terre sont aussi tranquilles et silencieux dans la tempête que lorsque tout est calme. Et il en va de même de l’âme des saints. Ils ont une source de paix qui jaillit au-dedans d’eux, insondable ; et même si les accidents de l’heure les font quelquefois paraître agités, cependant, dans leur cœur, ils ne le sont pas. Même les anges se réjouissent des pécheurs repentants, et, comme on peut donc le supposer, se lamentent sur les pécheurs impénitents ; cependant qui dira qu’ils n’ont pas une paix parfaite ? Le Dieu tout-puissant lui-même daigne nous parler de ses propres états d’âme, chagrin, colère ou joie ; et pourtant n’est-il pas l’Immuable ? Et de la même manière, pour comparer les choses humaines aux choses divines, saint Paul connaissait une paix parfaite, car son âme était fermement ancrée en Dieu, même si les épreuves de la vie ne l’épargnaient guère.
Car, comme je l’ai dit, le chrétien possède cette paix profonde, silencieuse et cachée, que le monde ne voit pas, semblable à une source dans un lieu retiré et ombragé, difficile d’accès. Il est la majeure partie du temps tout seul, et lorsqu’il est dans la solitude, c’est là sa véritable condition. Tel qu’il est lorsqu’il se trouve seul avec son Dieu, voilà sa vraie vie. Il s’accepte tel qu’il est ; bien plus, il peut se réjouir en lui-même, car c’est la grâce de Dieu à l’intérieur de lui, c’est la présence de l’Éternel consolateur, qui fait toute sa joie. Il peut supporter, il trouve même agréable, d’être dans sa propre compagnie en tout temps, «jamais moins seul que lorsqu’il est seul ». Il peut poser la tête sur son oreiller le soir, et reconnaître, sous le regard de Dieu, le cœur débordant de gratitude, qu’il ne manque de rien, qu’il est « comblé et dans l’abondance », que Dieu est tout pour lui, et que tout ce que Dieu peut lui donner, il le possède déjà. Certes, il pourra soupirer après plus de sainteté, plus de reconnaissance, plus de joie céleste, mais la pensée qu’il pourrait posséder davantage n’est pas de nature à le troubler ; au contraire, elle le remplit de joie. Cela n’altère pas sa paix de savoir qu’il peut s’approcher encore plus près de Dieu. Telle est la paix du chrétien, lorsque, d’un cœur sincère et l’œil fixé sur la croix, il s’adresse et se recommande à celui auprès de qui la nuit est aussi claire que le jour. Saint Paul dit que « la paix de Dieu […] prendra sous sa garde nos cœurs et nos pensées ». Par « prendre sous sa garde », il faut entendre qu’il « montera la garde », qu’il « veillera sur» nos cœurs, afin de garder l’ennemi au loin. Et l’Apôtre précise : « nos cœurs et nos pensées », en contraste avec ce que le monde voit de nous. On peut dire et faire beaucoup de choses contre le chrétien, mais il possède une force secrète, une puissance surnaturelle, et tout cela ne l’atteint pas.
Nous trouvons quelques indications sur l’état d’esprit qui convient aux disciples de celui qui fut jadis « né d’une vierge pure », et qui leur recommande « comme des nouveau-nés de désirer le lait non frelaté de la Parole, afin qu’ils puissent croître par lui ». Le chrétien est de bonne humeur, facile à vivre, bon, amène, courtois, sincère, modeste ; il ne joue pas un rôle, ne connaît pas l’affectation ni l’ambition ; il ne se distingue pas par son originalité, parce qu’il n’a ni espoir ni crainte concernant ce monde. Il est sérieux, sobre, discret, grave, modéré, doux ; en fait, il y a dans toute son attitude si peu qui soit inhabituel ou surprenant qu’on pourrait à première vue le prendre pour un homme tout à fait ordinaire. Il y a des personnes qui pensent que la religion consiste en extases et en discours tout faits ; il n’est pas de ceux-là. Et, reconnaissons-le, il existe par ailleurs un état d’esprit, très répandu de nos jours, capable de faire paraître quelqu’un calme, maître de lui, candide, et qui pourtant est très éloigné du véritable tempérament chrétien. De nos jours, en particulier, il est facile aux hommes de se montrer bienveillants, libéraux et dépassionnés. Cela ne coûte rien d’être serein lorsque l’on n’éprouve aucun sentiment, d’être de bonne humeur lorsque l’on n’a rien à craindre, d’être généreux ou prodigue lorsque l’on donne ce qui ne nous appartient pas, et d’être bienveillant et tolérant lorsque l’on n’a ni principes ni opinions. Les hommes de nos jours sont modérés et justes, non pas parce que le Seigneur est proche, mais au contraire parce qu’ils ne perçoivent pas qu’il vient. La quiétude est une grâce non pas en elle-même, mais uniquement lorsqu’elle est greffée sur le tronc de la foi, du zèle, de l’humilité et du dévouement.
Que cela soit notre bénédiction, au fur et à mesure que les années passent, d’ajouter une grâce à une autre et de progresser vers le haut, pas à pas, un degré après l’autre ; gardons-nous de négliger l’étape précédente après avoir atteint la suivante, et ne visons pas la plus haute avant d’avoir atteint l’inférieure. La première grâce est la foi, la dernière est l’amour ; d’abord vient le zèle, et après vient la bonté et l’amour ; d’abord vient l’humiliation, ensuite vient la paix ; d’abord le dévouement, puis la résignation. Puissions-nous apprendre à faire mûrir toutes ces grâces en nous : la crainte et le tremblement, la vigilance comme le repentir, parce que le Christ vient. Soyons joyeux, reconnaissants et sans crainte pour l’avenir, car il est déjà là.
PPS V, 5, texte français: Sermons Paroissiaux, La sainteté chrétienne, Cerf 2000, pp. 60-70.