(13 mai 1838)
« Ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on le mange et ne meure pas » (Jn 6, 50).
Le temps de l’année qui va du mercredi des Cendres au dimanche de la Trinité peut adéquatement s’appeler le temps sacramentel. Comme le temps précédent il est le temps de la Grâce ; comme, au temps de Noël, nous sommes spécialement appelés à la pureté d’intention, ainsi, à présent, sommes-nous appelés à la foi. Dieu fait du bien à celui qui est d’un cœur bon et sincère. Il révèle ses Mystères à celui qui croit. Le cœur sincère est la bonne terre où la foi prend racine. Quant aux vérités contenues dans l’Evangile, elles jouent le rôle de la rosée, de l’éclat du soleil et de la douceur de la pluie qui font pousser cette divine semence.
Le texte en exergue parle du plus grand et du plus élevé de tous les Mystères sacramentels qui sont offerts à la foi, celui de la Sainte Communion. Le Christ, qui est mort et ressuscité pour nous, s’y rend spirituellement présent, dans la plénitude de sa mort et de sa résurrection. Nous appelons sa présence dans ce Saint Sacrement une présence spirituelle : non que ce terme de « spirituel » ne représente qu’une appellation ou une manière de parler et qu’il soit en réalité absent ; mais, par cette forme d’expression, nous voulons dire que celui qui est là présent ne peut être ni vu ni entendu ; il ne peut être objet d’approche ni de vérification par aucun de nos sens. C’est qu’il n’est pas présent localement ; il n’est pas présent d’une manière charnelle, bien qu’il le soit d’une présence réelle. Comment cela se fait-il ? À l’évidence, c’est un mystère. Tout ce que nous savons ou que nous avons besoin de savoir, c’est que le Christ nous est vraiment donné, et cela dans le sacrement de la Sainte Communion.
À présent, en me référant au texte en exergue et au chapitre d’où il est tiré, je commence par l’observation suivante : à première vue et sans doute possible ce chapitre de saint Jean traite vraiment du Repas du Seigneur dont il est un commentaire et dont le récit est fait par les trois autres évangélistes. C’est la manière de saint Jean, nous le savons ; il donne ce que ses frères omettent, et cela spécialement sur les points de doctrine. De la même manière, il omet ce que les autres rapportent. Par suite, tandis que tous les trois nous donnent un récit de l’institution de la Sainte Communion à la dernière Cène, saint Jean l’omet. Et parce qu’ils omettent de s’étendre sur le grand don qu’elle contient, lui traite le sujet. Ceci, dis-je, c’est sa méthode ; ainsi saint Matthieu et saint Marc rapportent l’accusation portée contre notre Seigneur dans son procès : qu’il ait dit qu’il détruirait le Temple de Dieu et qu’il le rebâtirait en trois jours. Ils ne nous informent pas du moment où le Christ l’a affirmé. En conséquence saint Jean supplée à cette omission ; tandis qu’il passe sous silence l’accusation lors du procès, au second chapitre, il rapporte les circonstances qui l’ont rendue possible quelques années auparavant. Les Juifs étaient venus à lui pour lui demander un signe ; alors il dit en se référant mentalement à sa résurrection à venir : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le rebâtirai. » Par son Temple, il voulait dire son propre corps ; et par sa restauration, il signifiait sa résurrection, après qu’on l’eut mis à mort.
De plus, saint Matthieu et saint Marc ont aussi rapporté l’institution du sacrement du baptême. Le Christ l’a institué tandis qu’il montait au ciel mais il n’a pas expliqué le sens et l’importance du baptême ; au moins n’en est-il pas fait mention dans saint Matthieu ou dans saint Marc. Saint Jean, au contraire, omet de mentionner l’institution de ce sacrement après la résurrection mais il nous en enseigne vraiment le contenu doctrinal par le dialogue préalable de notre Seigneur avec Nicodème sur ce sujet, un discours qu’il est le seul des évangélistes à introduire. De la même manière, dis-je, au chapitre où nous sommes, il expose comme une doctrine ce que les autres évangélistes nous présentent comme une institution. Bien plus, il est remarquable que dans le dialogue de notre Seigneur avec Nicodème, aucune mention explicite n’est faite du baptême, bien qu’il soit le sujet évident de ce discours. Notre Seigneur parle de renaître « de l’Eau et de l’Esprit». Il ne dit pas «du Baptême et de l’Esprit». Et pourtant, aucun de nous ne peut douter qu’il s’agisse du Baptême. Pareillement, dans le passage qui est sous nos yeux, il ne dit pas précisément que le pain et le vin sont son Corps et son Sang ; mais il parle seulement de pain, et, ensuite, de sa Chair et de son Sang ; paroles qui, cependant, se rapportent aussi évidemment au sacrement de son Repas que son discours à Nicodème se rapporte au baptême, bien qu’il ne fasse pas mention du baptême en termes explicites. Il serait naturellement tout à fait déraisonnable de dire que lorsqu’il parlait de «l’eau et de l’Esprit», il ne faisait aucune allusion au baptême. Il est aussi sûrement déraisonnable d’affirmer que, dans le chapitre où nous sommes, il ne fait aucune référence à son saint Repas.
La portée, dès lors, des paroles sacrées de notre Seigneur semble être la suivante, si on se risque à l’examiner. À Capharnaüm, d’après le chapitre où nous sommes, il déclare solennellement à ses apôtres que personne ne vivra éternellement sauf celui qui mange sa Chair et qui boit son Sang. Plus tard, d’ailleurs, juste avant d’être conduit à la croix, comme le rapportent les trois autres Évangiles, il leur précise la manière selon laquelle le Mystère de la Grâce s’accomplirait en eux. Il désigne le pain consacré comme étant ce Corps dont il avait parlé, et le vin consacré comme étant son Sang. En participant donc au pain et à la coupe, ils deviennent participants de son Corps et de son Sang.
Il convient aussi de remarquer, en considérant que l’institution par le Seigneur de son Repas eut lieu juste avant la trahison de Judas et que Judas venait d’y participer, que dans le discours qui nous occupe, il fait allusion à Judas : « Ne vous ai-je pas choisis, vous les Douze, et l’un de vous est un démon ? » Comme s’il avait dans l’esprit, en sa divine prescience, ce qui devait se produire quand il instituerait formellement ce sacrement. Remarquez aussi qu’au moment de la dernière Cène, il revient à l’idée qu’il les a choisis. «Ce n’est pas de vous tous que je parle ; je connais ceux que j’ai choisis (Jn l3,18). »
Quand donc le Christ a employé les mots du texte cité et d’autres en d’autres parties du chapitre qui le contient, il désignait d’avance ce don qu’en temps voulu le pain et le vin consacrés communiqueraient à son Eglise pour toujours. Parlant en se référant à ce qui allait arriver, il dit : « Je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et sont morts ; ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on le mange et ne meure pas. Je suis le pain vivant descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et le pain que, moi, je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde (Jn 6,48-51). »
Pour corroborer ce fait, je ferais cette observation : notre Seigneur venait d’opérer le miracle des pains, où il avait, de fait, béni et rompu le pain. C’est là-dessus qu’il continue son discours comme il suit: «J’ai accompli un miracle sur le pain et je vous ai nourris; mais l’heure viendra où je vous donnerai le vrai pain de l’Eucharistie ; ce Pain n’est pas comme ces pains d’orge périssables ; ce Pain, au contraire, vous en vivrez à jamais, car c’est ma Chair. » Quand donc, avant d’être enlevé, il a de fait pris le pain, l’a béni, l’a rompu, faisant les mêmes gestes qu’il avait faits pour le miracle des pains, et que même Il l’a appelé son corps, comment les apôtres pouvaient-ils douter que, par cet acte significatif, il voulait leur remettre en mémoire son discours rapporté par le chapitre six de saint Jean et leur signifier qu’ils devaient reconnaître dans cet acte le sens même de son discours ? Il avait dit qu’il leur donnerait un pain qui serait sa chair et qui aurait la vie, et sûrement ils s’en souvenaient bien. Qui parmi nous, eût-il été présent, n’aurait pas reconnu alors dans l’institution de son Repas l’accomplissement de cette promesse antérieure ? Sûrement, dès lors, nous ne pouvons pas douter que cette annonce, en saint Jean, soit tournée vers le pain et le vin consacrés de la Sainte Communion et soit accomplie en eux.
S’il en est ainsi, il n’est nullement besoin de démontrer quelle est la grandeur du don dans ce Sacrement. Si ce chapitre fait vraiment allusion à ce don, alors les termes chair et sang le mettent en lumière. Et ils ne le font pas vraiment moins, si nous ne savons pas quelle est leur signification précise. Car, au vu de cette question, ils signifient à l’évidence quelque chose de très grand, si grand que c’est la raison pour laquelle nous n’arrivons pas à le comprendre.
Rien ne peut nous montrer de façon plus claire quelle est la grandeur de cette bénédiction que d’observer quelle a été la tendance de l’Église à cet égard : ne rien enlever à son Mystère, mais le renforcer. L’Église n’a jamais eu une idée réductrice de ce don. Bien loin de cela, nous savons qu’une très grande partie de la Chrétienté professe plus que nous professons. Cette croyance qui va plus loin que la nôtre prouve quelle est la grandeur réelle de ce don. Je fais allusion à la doctrine de ce qui porte le nom de transsubstantiation ; nous, nous n’acceptons pas que le pain et le vin cessent d’exister, que le Corps et le Sang sacrés du Christ soient directement vus, touchés, palpés, sous les apparences du pain et du vin. Cela, notre Église pense qu’il n’y a pas de motif pour l’affirmer, que les termes propres de notre Seigneur comportent assez de mystère, même sans rien leur ajouter par manière d’explication. Examinons-les maintenant en eux-mêmes, sans les ajouts qui sont venus dans la suite.
Le Christ dit en effet: «Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson (Jn 6,53-55). »
1. À propos de ces mots, j’observe d’abord qu’ils expriment de façon évidente, au premier abord, un très grand mystère. Comment peut-on les saisir autrement? S’ils ne l’expriment pas, c’est qu’ils représentent un mode figuratif d’affirmer une réalité qui n’est pas mystérieuse, mais simple et compréhensible. Mais est-il concevable que celui qui est la Vérité et l’Amour en personne ait employé des termes difficiles, quand de simples mots eussent suffi? Pourquoi aurait-il employé des termes dont le seul effet, dans ce cas, serait de nous rendre perplexes et de nous surprendre sans nécessité ? Sa miséricorde prend-elle plaisir à créer des difficultés ? Met-elle des obstacles sur notre route sans raison ? Excite-t-il des espoirs pour ensuite les décevoir ? C’est possible. Mais il doit avoir, pour agir ainsi, quelque raison profonde. Alors, ce qui est plus vraisemblable, c’est que ce qu’il veut nous dire nous dépasse; ou bien, ses mots sont-ils au-delà de ce qu’il veut dire ? Tous ceux qui lisent des mots aussi impressionnants que ceux dont il est question, sont amenés, par la première impression qu’ils en ressentent, ou bien à reculer avec les disciples, comme devant un langage inacceptable, ou bien, avec saint Pierre, à accueillir ce qui est promis. Ils sont provoqués, d’une manière ou d’une autre, à une surprise d’incrédulité ou à un espoir plein de foi. Est-ce que les sentiments de ces témoins opposés et, certes, discordants, et pourtant tous profonds, sont après tout sans fondement ? Est-ce qu’ils ne vont à rien ? Ne sont-ils pas des signes d’une réelle intention de notre Seigneur? Ce désir et aussi cette aversion qui jaillissent naturellement, sont-ils sans objet réel, sont-ils la simple conséquence d’une erreur partagée par tous, qui serait de prendre à la lettre ce que le Christ n’aurait dit que comme une image ? Sûrement c’est très improbable.
2. Ensuite, voyez l’allusion de notre Seigneur à la manne. Certains disent que manger la chair et boire le sang du Christ signifie seulement recevoir un gage des effets de la Passion de son Corps et de son Sang, c’est-à-dire, en d’autres termes, un signe de la faveur du Dieu Très-Haut. Mais comment le don que le Christ nous fait de son Corps et de son Sang peut-il signifier seulement l’octroi d’un gage de sa faveur? Sûrement ces mots impressionnants sont de beaucoup trop clairs et trop précis pour être traités avec cette négligence. Le Christ, comme je l’ai dit, n’aurait sûrement pas employé des termes si précis, s’il avait voulu nous communiquer une idée de loin si étrangère à leur signification et si facile à exprimer en termes simples. D’ailleurs, ce qui augmente la force de cette remarque, c’est d’observer que la manne, à laquelle le Christ compare son don, n’était pas une pure figure de langage, mais une réalité définie et particulière, réellement donnée et réellement reçue. La manne n’était pas simplement la santé, la vie ou la faveur de Dieu, mais une réalité consistante qui causait la santé, le maintien de la vie, et qui attestait la faveur de Dieu. La manne était un don fait, de l’extérieur, aux Israélites, un don extérieur aussi au jugement propre de Dieu sur eux et au projet qu’il avait sur eux, un don créé par lui et partagé par son peuple. Le Christ, de la même manière, déclare que c’est lui-même qui est pour nous la vraie manne, le vrai pain qui est descendu du ciel. Non pas comme la manne qui ne pouvait pas sauver de la mort ceux qui la consommaient, mais une manne qui communique la vie. Ce qu’a été, par conséquent, la manne au désert, c’est cela qui est la manne spirituelle dans l’Église du Christ. Au désert, la manne était un don réel, pris et mangé. Ainsi en est-il de la manne dans l’Église. Ce n’est pas la miséricorde de Dieu, ou sa faveur, ou quelque chose qu’il nous impute. Ce n’est pas un état de grâce, ou la promesse de la vie éternelle, ou les privilèges de l’Évangile, ou la Nouvelle Alliance. Ce n’est pas encore moins la doctrine de l’Évangile, ou la foi en cette doctrine. C’est la réalité que notre Seigneur dit être le don de son propre Corps précieux et de son Sang, réellement accordés, pris et mangés, comme le pouvait l’être la manne (bien que ce soit d’une certaine façon cachée) à un moment précis, dans un lieu donné, c’est-à-dire, comme je viens d’en établir la preuve, au moment et à l’endroit où se célèbre la Sainte Communion.
3. De plus, je remarque que notre Seigneur condamne la foule parce qu’elle ne considère pas le miracle des pains en tant que miracle, mais seulement comme un moyen de se procurer la nourriture du corps. Remarquez aussi que c’est le contraire de ce qu’il dit ailleurs, dans le but de libérer les Juifs de leur appétit de signes et de prodiges. Il semblerait qu’il y ait ici quelque chose de spécial et de singulier dans ce qu’il est ici en train de faire devant eux. Généralement il réprime leur appétit de signes, ici au contraire il le stimule ; ici, il les prend en défaut de ne pas s’arrêter au miracle. «Vous me cherchez, dit-il, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés (Jn 6,26). »
En supposant, à présent, que le don de l’eucharistie soit un signe spécial, le signe qu’il avait l’intention de leur donner pour toujours, le signe de son pouvoir divin, cela justifie la différence entre sa conduite dans cette circonstance et dans les autres. C’est un manque de foi de fermer les yeux sur les signes quand ils sont donnés, comme de les demander quand ils sont refusés. Cela explique pourquoi il leur demandait de s’émerveiller quand il leur promettait le pain du ciel. Ils ne faisaient qu’imiter la conduite de leurs pères au désert. Le septième jour, leurs ancêtres sortirent pour ramasser la manne, bien que Moïse les ait avertis qu’ils n’en trouveraient pas. Qu’était-ce donc sinon la recherche d’une simple nourriture, et l’oubli qu’elle était un don miraculeux, et comme tel en immédiate dépendance du Donateur? Permettez-moi de vous demander: leur conduite, à cette époque-là, était-elle très différente de celle de quelqu’un qui vient à la Table du Seigneur sans respect, émerveillement et espérance, sans cet ensemble de sentiments que devrait soulever en nous l’attente d’une merveille si transcendante ? Au cas où nous serait accordée l’œuvre de sa puissance réelle bien qu’invisible, plus grande de loin que le miracle des pains lequel n’avait pour fin que de sustenter la vie physique, craignons d’en perdre le bienfait par notre manque de foi. Cette réflexion est confirmée par les avertissements explicites de saint Paul aux Corinthiens, concernant le grand danger de « ne pas discerner le Corps du Seigneur ».
4. Dans ce qui a été dit, il était impliqué que le miracle des pains était une figure de la Sainte Communion ; il ne s’agit que de cela dans le chapitre qui est sous nos yeux ; cela tire beaucoup à conséquence. Qu’on remarque en effet ceci : si cette figure est un miracle, comme de fait elle l’est, combien grand doit être son accomplissement, à moins que l’ombre soit plus grande que la réalité ? À moins, certes, que nous voulions argumenter selon l’esprit de ceux qui nient la Rédemption sur le motif que, même si les prêtres juifs étaient les types figuratifs du Christ, l’Antitype n’a pas besoin d’être prêtre lui-même. De plus, la nature du miracle des pains, qui dépasse toute compréhension, constitue une sorte de protection du mystère eucharistique contre les objections au moyen desquelles les gens ont l’habitude de le mettre en question. Par exemple, en disant que c’est chose impossible. Dire en effet que cinq mille personnes ont été nourries avec cinq pains, cela peut être malignement présenté presque comme une contradiction dans les termes. Comment cela serait-il possible ? Est-ce que la substance du pain a pu s’accroître? Était-ce le même pain ici et là, et partout, pour tel homme et pour tel autre, à un unique et même moment ? Ou bien fut-il créé dans la forme du pain, dans sa condition dernière à laquelle le grain est amené par le travail de l’homme ? Et cette création à partir de rien fut-elle répétée jusqu’à ce que les cinq mille personnes fussent rassasiées ? Quel est, en bref, le sens de la multiplication des pains ? Quant aux autres miracles du Christ, ils sont, peut-on dire, compréhensibles, bien que surnaturels. Nous ne savons pas comment les yeux d’un aveugle peuvent s’ouvrir, comment les morts peuvent se relever. Mais nous savons ce que signifie de dire que les aveugles ont retrouvé la vue ou que les morts se sont relevés. Mais que signifie de dire que les pains ont nourri cinq mille personnes ? Telle est donc l’objection qu’on soulève contre le miracle des pains ; et, remarquez-le bien, c’est exactement la même qu’on met en avant contre le mystère de la présence du Christ dans la Sainte Communion. Si le caractère merveilleux du miracle des pains n’offre pas d’objection réelle à son authenticité, le caractère merveilleux de la présence eucharistique n’offre pas davantage de réelle difficulté pour que nous croyions à ce don.
Et comme pour mettre ce Saint Sacrement en plus étroit rapport avec le miracle des pains et faire que ce dernier donne le sens du premier, comme je l’ai fait remarquer, notre Seigneur a accompli le miracle des pains en faisant les mêmes gestes extérieurs qu’il accomplit dans le mystère de son Repas, les mêmes que ses apôtres ont soigneusement rapportés comme moyen institué pour opérer la consécration. Saint Jean déclare : « Il prit les pains ; et quand il eut rendu grâces, il les distribua aux disciples (Jn 6, 11). » Comparez cela avec le récit que fait saint Luc de l’institution du Repas du Seigneur: «Il prit le pain, il rendit grâces, il le rompit et il le leur donna (Lc 22,19). » De plus, un récit encore plus complet de la consécration des pains nous est aussi fourni par les autres évangélistes : « Il prit les cinq pains et les deux poissons, dit saint Matthieu, et, levant les yeux au ciel, il les bénit, il les rompit, et il donna les pains à ses disciples (Mt 14, 19).» Et, d’autre part, que nous dit le même évangéliste en son récit de l’institution de la Sainte Communion ? « Jésus prit du pain, il le bénit, il le rompit et il le donna à ses disciples (Mt 26,26). » De même, au deuxième miracle des sept pains, le Christ a observé le même rite : « Il prit les sept pains et les poissons, il rendit grâces, il les rompit et il les donna à ses disciples (Mt 15,36).» Et le rite est le même dans le récit de la célébration du Sacrement par notre Seigneur après sa Résurrection : « Comme il était assis à table avec eux, il prit le pain, il le bénit, il le rompit, et il le leur donna (Lc 24,30). » Et de saint Paul nous lisons : « Il prit le pain, il rendit grâces à Dieu en présence d’eux tous, et quand il l’eut rompu il commença à manger (Ac 27,35). »
On ne peut donc mettre en doute que prendre le pain, le bénir, rendre grâces et le rompre est un rite indispensable du Repas du Seigneur étant donné que ces récits y insistent tellement. Et cela dénote à l’évidence une réalité extraordinaire. Autrement, pourquoi y serait-il tant insisté? Et ce qu’est cette réalité, le miracle des pains nous le dit. Car là s’observe le même rite ; dans l’un et l’autre cas le même rite sert au Christ pour accomplir une grande « œuvre de Dieu ». Nourrir la foule avec les pains donne le sens du Repas du Seigneur. Comme le premier acte est une œuvre surnaturelle, ainsi en est-il pareillement du second.
5. Je ferai, d’autre part, une observation supplémentaire. À première vue, on pourrait nous faire une objection contre ce qui a été dit d’une circonstance dont, à l’examen, on trouvera qu’elle signifie le contraire. Les Juifs firent cette objection à notre Seigneur: qu’il avait dit une chose incroyable, en leur disant qu’il leur donnerait sa chair à manger. Ils « discutaient entre eux, en disant : comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger? (Jn 6, 52).» Notre Seigneur, en réponse, au lieu de retirer ce qu’il avait dit, affirma encore plus fortement : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’Homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous (Jn 6, 53). » Mais lorsqu’ils continuèrent à murmurer à ce sujet, en disant : « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter? (Jn 6,60) », alors, apparemment, il revint sur son affirmation. Il dit: «C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien (Jn 6,63). » Cela nous prendrait trop de temps d’approfondir à présent le sens de cette déclaration. Pour asseoir notre argumentation, convenons qu’elle semble atténuer la portée des paroles étonnantes dont il avait usé au début. Que résulte-t-il si on accepte ce fait ? Ceci : notre Seigneur a agi selon sa manière habituelle de faire en d’autres circonstances, lorsque les gens refusaient ses annonces de grâces : il ne presse pas ses paroles ni n’y insiste, il fait comme s’il retirait ce qu’il a dit, et ainsi, en un certain sens, il pousse même ces gens à rejeter ce qu’ils auraient dû accepter sans hésitation. Cette règle dans le comportement de Dieu face à l’incrédulité, nous en trouvons un exemple typique dans le cas de Pharaon dont Dieu a endurci le cœur parce que lui-même s’est endurci. Ainsi en est-il dans ce chapitre-ci, comme si Jésus faisait allusion à une si grande loi, il déclare : « Ne murmurez pas entre vous. Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire (Jn 6,43-44). » C’est comme s’il disait : « C’est par un don de Dieu que vous croyez. Prenez garde, par vos objections, de provoquer Dieu à vous retirer son aide, sa grâce qui prévient et qui éclaire.» Alors, une fois qu’ils eurent fait leur réclamation, il leur retira en conséquence cette lumière de grâce qu’il leur avait accordée. Et il prononça les mots en question sur la chair et l’esprit, ce qui pouvait sembler à des esprits charnels ou bien renier ce qu’il avait dit, ou bien s’évader du sujet. Mais, remarquez-le, il ajoute : «Il en est parmi vous qui ne croient pas… Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père (Jn 6,64-65). »
Tout cela, notons-le, est semblable à la façon d’agir de Jésus avec les Juifs au chapitre dix du même évangile. Là, il déclare : « Le Père et moi nous sommes un (Jn l0,30). » Les Juifs, au lieu d’accepter la vérité, trébuchent sur elle, ils accusent Jésus de blasphème, comme si, étant homme, il se faisait Dieu. Tel était leur raisonnement à partir de ses paroles; un raisonnement exact, aussi juste que dans l’autre cas, où ils comprenaient exactement qu’il promettait de leur donner sa chair à manger. Mais lorsqu’au lieu d’accepter la vérité qu’ils avaient correctement saisie, au lieu de s’humilier devant le mystère, ils le repoussent loin d’eux, Jésus ne les contraint pas à le croire. Il ne leur dit pas que c’est une conclusion exacte qu’ils ont tirée; mais, pour ainsi dire, il diminue la portée et s’écarte de ses propres paroles. Il leur demande si leurs maîtres et leurs prophètes dont il est question dans l’Ancien Testament ne portaient pas figurativement le nom de dieux… S’il en était bien ainsi, à combien plus forte raison pouvait-il lui-même se nommer Dieu, le Fils de Dieu, puisqu’il était le Christ. Il ne leur dit pas qu’il est Dieu, bien qu’il le soit, mais il discute avec eux comme s’il admettait qu’était vrai le fondement de leur objection. Apparemment il ramène sa foi en lui à des noms et à des figures. Alors qu’il est réellement Dieu, il semble, en une circonstance, affirmer qu’il n’en porte le nom que figurativement ; de même alors qu’il nous donne en vérité son Corps et son Sang dans la Sainte Communion, dans une autre circonstance, après l’avoir affirmé clairement, il semble en donner une explication évasive et purement verbale. Comme il n’y a que des hérétiques à tirer parti de son apparent démenti qu’il est Dieu, il n’y a qu’eux aussi pour se servir de son apparent démenti qu’il nous donne sa chair et que la Sainte Communion est le moyen élevé et céleste de nous la donner.
De telles réflexions et d’autres semblables nous mènent à cette conclusion : comprendre que c’est notre devoir de faire grand cas des miracles d’amour du Christ et, au lieu de les nier ou de les traiter avec indifférence, désirer que notre cœur en soit pénétré. Il existe, certes, une curiosité purement charnelle, une manière d’entrer dans le mystère avec prétention et sans révérence, mais il y a aussi une curiosité sainte et respectueuse que tous ceux qui aiment Dieu ont l’habitude d’éprouver, chacun selon sa mesure. La première est celle des gens de Bethshamesh qui regardèrent à l’intérieur de l’arche ; l’autre est celle des saints Anges qui, comme nous dit saint Pierre, désirent pénétrer « la grâce de Dieu révélée par l’Évangile ». Sous le régime de l’Évangile, il y a certainement des merveilles accomplies, qu’« aucun œil n’a vues, aucune oreille n’a entendues, et qui ne sont pas entrées dans le cœur de l’homme». Éprouvons de l’intérêt et une attente pleine de crainte si on nous les annonce. Mettons-nous en mesure de les recevoir. Attendons de Dieu, jour après jour, qu’il nous communique les trésors de sa grâce qui sont cachés dans le Christ et qui dépassent toute expression et toute pensée. Par-dessus tout, prions-le de nous attirer à lui, et de nous donner la foi. Quand nous avons le sentiment que ses Mystères sont trop élevés pour nous, qu’ils sont une occasion de douter, comptons sérieusement sur lui pour qu’il nous accorde humilité et amour. Ceux qui aiment et restent humbles arriveront à les saisir ; les cœurs charnels ne les recherchent pas et les orgueilleux s’en offensent; tandis que l’amour les désire, l’humilité les reçoit. Prions-le encore de nous accorder une vue réaliste et vivifiante de la doctrine bénie de l’Incarnation du Fils de Dieu, de sa naissance de la Vierge, de sa mort rédemptrice et de sa résurrection ; ainsi pourrons-nous désirer que la Sainte Communion soit le signe efficace de son économie de grâce. Personne ne peut comprendre le mystère de l’Incarnation, mais chacun doit se sentir attiré par celui de la Sainte Communion. Prions-le de nous communiquer un désir sincère de lui, une soif de sa présence, un souci de le trouver, une joie d’apprendre qu’on doit le trouver, même en ce moment, sous le voile des réalités sensibles, et une grande espérance que nous, nous l’y trouverons. Bénis sont ceux qui ne l’ont pas vu et pourtant qui ont cru. Leur récompense; ils l’ont dans leur foi; ils jouissent de l’assurance d’une mystérieuse bénédiction dont les autres n’ont même pas l’idée. Et tandis qu’ils reçoivent plus que les autres la bénédiction, dans le don qui leur est accordé, ils ont en plus le privilège de savoir qu’il leur est accordé.
Trad. Marie-Bernard Duvignau et Pierre Poque.
John Henry Newman, Sermons paroissiaux, vol 6, 11, Cerf 2006 pp. 126-137.