« Sous peu vous ne me verrez plus et puis un peu encore et vous me verrez, car je vais vers le Père» (Jn 16, 16).
L’Écriture en différents passages nous invite à tirer des leçons tout à fait opposées de l’enseignement du Christ sur son départ de ce monde et son retour vers son Père : leçons si opposées l’une à l’autre que le lecteur pourrait à première vue éprouver de la difficulté à les concilier. En une première période de son ministère, notre Seigneur indique à ses disciples que, lorsqu’il sera retiré de ce monde, ils seront dans la peine : ce sera alors un temps propice à une attitude d’humiliation. «Les compagnons de l’époux peuvent-ils mener le deuil, demande-t-il, tant que l’époux est avec eux ? Viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront (Mt 9). » Pourtant, dans les paroles qui font suite à ce texte, dites par lui au moment de s’en aller, il s’exprime ainsi: « Je vous reverrai et votre cœur se réjouira, et votre joie nul ne pourra vous la ravir. » Il dit en outre peu avant cela : « Il est bon pour vous que je m’en aille. » Et encore : « Je ne vous laisserai pas sans réconfort. Je reviendrai vers vous. Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus : mais vous, vous me verrez. » Ainsi le départ du Christ vers le Père est à la fois source de peine, parce qu’il implique son absence, et source de joie, parce qu’il implique sa présence. De la doctrine également de sa résurrection et de son ascension naissent ces paradoxes chrétiens, souvent exprimés dans l’Écriture, que nous nous affligeons tout en nous réjouissant sans cesse, que nous n’avons rien, tout en possédant tout.
Tel est en effet notre état présent : nous avons perdu le Christ et nous l’avons trouvé, nous ne le voyons pas mais nous le discernons. Nous lui baisons les pieds, et pourtant il nous dit: «Ne me touche pas.» Comment cela peut-il se faire ? Comme suit : nous avons perdu l’expérience sensible et consciente de sa personne ; nous ne pouvons pas le voir, l’entendre, converser avec lui, le suivre d’un lieu à l’autre; mais nous jouissons d’une vision et d’une possession de sa personne, spirituelles, immatérielles, intérieures, mentales et réelles ; une possession plus réelle et plus présente que celle qu’avaient les apôtres aux jours de sa chair, parce qu’elle est spirituelle, parce qu’elle est invisible. Nous savons que plus un objet de ce monde se rapproche de nous moins nous pouvons le contempler et le comprendre. Le Christ s’est tellement rapproché de nous dans l’Église chrétienne (si je puis ainsi parler) que nous ne pouvons pas fixer sur lui notre regard et le discerner. Il entre en nous. Il revendique l’héritage qu’il a racheté et en prend possession ; il ne se présente pas à nous, mais il nous prend à lui. Il fait de nous ses membres. Nos visages sont pour ainsi dire détournés de lui : nous ne le voyons pas et nous ne connaissons pas sa présence, sauf par la foi, parce qu’il est à la fois au-delà de nous et en nous. Et c’est ainsi que nous pouvons en même temps nous lamenter, parce que nous ne sommes pas conscients de sa présence, telle que les apôtres en ont joui avant sa mort, et nous pouvons nous réjouir parce que nous savons que nous la possédons même davantage qu’eux selon les termes du texte : « Sans l’avoir vu vous l’aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d’obtenir l’objet de votre foi : le salut de vos âmes. (1 P 1, 8-9) »
Concernant ce don grand et mystérieux, cette présence du Christ, invisible au sens et appréhendée par la foi, dont il semble être question dans le texte et à quoi nous fait penser ce temps de l’année, je me propose de dire quelques mots brefs.
Observez donc en quoi consiste la promesse énoncée dans ce texte et dans les versets qui suivent : une ère nouvelle devait commencer, «un jour du Seigneur» pour parler comme l’Écriture. Nous savons avec quelle abondance l’Écriture parle du caractère de solennité et de grâce d’un jour du Seigneur, lequel semble représenter un temps particulier de visite, de grâce, de jugement, de restauration, de justice et de gloire. Bien des choses sont dites concernant des jours du Seigneur dans l’Ancien Testament. Au commencement nous sont contés ces jours augustes, au nombre de sept, parfaits tous et chacun, au cours desquels toutes choses furent créées, achevées, bénies, reconnues et approuvées par le Dieu tout-puissant. Toutes choses finiront également lors d’un jour encore plus grand, lequel s’ouvrira avec l’avènement du Christ venu du Ciel et le Jugement : tel est le Jour du Seigneur au sens fort qui inaugurera une éternité de béatitude en présence de Dieu pour tous les croyants. Il est en outre un autre jour tout aussi spécifique, objet également de prédiction et d’accomplissement : c’est cette longue période qui précède et prépare le jour du ciel, c’est-à-dire le Jour de l’Église Chrétienne, le Jour de l’Évangile, le jour de la Grâce. C’est là le jour dont il est abondamment parlé chez les prophètes : ce jour même dont parle notre Seigneur dans le texte en exergue. Notez la solennité, la grandeur d’un tel jour. Voici ce qu’il en est dit : « Je vous reverrai et votre cœur se réjouira ; et votre joie, nul ne pourra vous la ravir. Ce jour-là vous ne me poserez plus aucune question. En vérité, en vérité je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom. Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez, et votre joie sera parfaite… Ce jour-là, vous demanderez en mon nom et je ne vous dis pas que je prierai le Père pour vous, car le Père lui-même vous aime, parce que vous m’aimez et que vous croyez que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père et venu dans le monde. Maintenant je quitte le monde et je vais au Père. » Ce Jour donc, qui se leva sur l’Église à la Résurrection, et rayonna de toute sa splendeur à l’Ascension, ce Jour qui ne connaît pas de déclin, qui ne finira que pour s’absorber dans l’apparition glorieuse du Christ venu du ciel pour détruire le péché et la mort, ce Jour où nous sommes maintenant est décrit dans ces paroles du Christ comme un état d’une manifestation divine spéciale, d’une introduction d’un genre spécial à la présence de Dieu. Par le Christ, dit l’Apôtre, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis. Il « nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux dans le Christ Jésus». «Votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu. » « Pour nous notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment, comme Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ. » « Le Dieu qui a dit : « Que du sein des ténèbres brille la lumière » est Celui qui a brillé dans nos cœurs, pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. » « Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. » Plus loin notre Seigneur dit : « Je l’aimerai et je me manifesterai à lui… Nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure. » Ainsi nous, chrétiens, nous tenons dans la cour du Dieu Très-Haut, et, en un sens, voyons sa face ; car celui qui autrefois était sur terre a quitté cette scène visible des choses d’une manière mystérieuse et double à la fois pour aller à son Père et pour pénétrer dans nos cœurs, faisant un de la sorte le Créateur et ses créatures, selon ses propres paroles : « Je ne vous laisserai pas orphelins. Je reviendrai vers vous. Sous peu le monde ne me verra plus. Mais vous, vous me verrez, parce que je vis et que vous vivrez. Ce jour-là vous comprendrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous ( Rm 5,2.; Ep 2, 6; Col 3, 3; Ph 3,20; 2 Cor 4, 6; Ga 3,27; Jn 14,21-23. 18-20.)»
Or, en rapport avec ce mystère, je constate :
D’abord, que le Christ est réellement avec nous maintenant, quel que soit le mode de sa présence. Cela, il le dit lui-même expressément : «Et moi je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde. » Il dit même : « Que deux ou trois en effet soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux (Mt 28,20; 18,20). » Et dans un passage déjà cité plus d’une fois : « Je ne vous laisserai pas orphelins : je reviendrai vers vous. » La présence du Christ nous est donc toujours promise, malgré qu’il soit à la droite du Père. Vous direz : « Certes, il est présent comme Dieu. » Oui, répondrai-je, et plus que cela, il est le Christ, et c’est le Christ qui nous est promis, et le Christ est homme aussi bien que Dieu. Cela est l’évidence même, d’après les mots du texte. Il dit qu’il s’en allait. S’en est-il allé comme Dieu ou comme homme ? « Sous peu vous ne me verrez plus » : cela se rapportait à sa mort. Il s’en alla comme homme, il mourut comme homme. Si donc il nous promet de revenir, il doit vouloir dire qu’il reviendra comme homme, au sens strict, le seul selon lequel il pourrait revenir. Comme Dieu, il est toujours présent, il n’a jamais été autrement que présent, il ne s’en est jamais allé ; quand son corps mourut sur la croix et fut enseveli, quand son âme le quitta pour le monde des esprits, il restait toujours avec ses disciples du fait de sa divine ubiquité. La séparation de l’âme et du corps ne pouvait affecter son impassible et éternelle divinité. Quand donc il dit qu’il fallait qu’il s’en aille, pour revenir et rester avec nous pour toujours, il parle non seulement de l’omniprésence de sa nature divine, mais de celle de sa nature humaine. Parce qu’il est le Christ, il dit que lui, le médiateur incarné, sera avec son Église pour toujours.
Cependant, revenant à la charge, vous pouvez être amenés à expliquer ses déclarations comme suit : « Il est revenu, oui, mais par son Esprit » ; c’est-à-dire que c’est son Esprit qui est revenu à sa place ; et donc quand il est dit qu’il est avec nous, cela veut dire que c’est son Esprit et lui seul qui est avec nous. Nul ne saurait, sans aucun doute, nier cette vérité si riche en grâces et si consolante que l’Esprit saint est venu : mais dans quel but ? Pour suppléer à l’absence du Christ ou pour réaliser sa présence ? Sûrement pour le rendre présent. Ne supposons pas un seul instant que Dieu le Saint-Esprit vient en un sens tel que Dieu le Fils resterait lointain. Non; il n’est pas venu de sorte que le Christ n’ait pas à venir, mais plutôt pour que le Christ advienne au sein même de sa venue. Par le Saint-Esprit nous sommes en communion avec le Père et le Fils. «Dans le Christ nous sommes intégrés à la construction, dit saint Paul, pour devenir une demeure de Dieu dans l’Esprit.» «Vous êtes le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en vous. » « Armés de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi. » Le Saint-Esprit produit et la foi accueille l’inhabitation du Christ dans le cœur. Ainsi l’Esprit ne prend pas la place du Christ dans l’âme, mais assure sa place au Christ. Saint Paul insiste beaucoup sur cette présence du Christ dans ceux qui ont son Esprit. « Ne savez-vous pas, dit-il, que vos corps sont les membres du Christ ? » « En un seul Esprit nous avons tous été baptisés pour ne former qu’un seul corps. Vous êtes le corps du Christ, et membres chacun pour sa part. » « Éprouvez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que le Christ est en vous ? À moins peut-être que l’épreuve ne tourne contre vous?» «Le Christ en vous, l’espérance de la gloire. » Et saint Jean : « Qui a le Fils a la vie; qui n’a pas le Fils n’a pas la vie.» Et notre Seigneur lui-même: « Demeurez en moi comme moi en vous : Je suis le cep, vous êtes les sarments. Qui demeure en moi comme moi en lui porte beaucoup de fruit. » Le Saint-Esprit daigne venir à nous, de sorte que sa venue rende possible celle du Christ, non charnellement ou visiblement, mais réellement au point de nous pénétrer. Ainsi donc il est à la fois présent et absent: absent en ce qu’il a quitté la terre, présent en ce qu’il n’a pas quitté l’âme fidèle, ou, comme il le dit lui-même, «le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez (Ep 2, 22; 1 Co 3, 16; Ep 3, 17; 1 Co 6, 15; 12, 13. 27; 2 Co 13, 5; Col 1, 27; 1 Jn 6, 12;Jn l5,4-5;14, 19) ».
Vous direz : Comment peut-il être présent au chrétien et dans l’Église, et cependant n’être pas sur terre mais à la droite de Dieu ? Je réponds que l’Église chrétienne est constituée d’âmes, fidèles certes ; mais l’âme, qui d’entre nous peut dire où elle se trouve, en toute vérité et simplicité ? Certes l’âme agit par le moyen du corps ; elle perçoit à travers le corps. Mais où est-elle ? Qu’a-t-elle à voir avec la localisation ? Ou encore pourquoi serait-ce une chose incroyable que l’Esprit visitât l’âme au point de l’investir d’une manifestation divine, qu’elle ne percevrait pas, puisque ses perceptions actuelles ne passent que par le corps ? Qui limitera la puissance de grâce de l’Esprit de Dieu ? Comment par exemple savons-nous seulement qu’il nous rend le Christ présent en nous rendant présents au Christ ? De même que la terre tourne autour du soleil, et qu’on dit pourtant que le soleil se meut, de même nos âmes peuvent de fait être élevées jusqu’au Christ, alors qu’on dit qu’il vient jusqu’à nous. Mais nul besoin d’insister sur un seul mode de concevoir le mystère, alors qu’il est possible à Dieu d’en user de myriades dont nous ne savons rien. L’Écriture en dit assez pour nous faire comprendre que peuvent s’exercer sur l’âme des influences si extraordinaires qu’il nous est impossible de trancher la question de savoir si l’âme demeure dans le corps ou non, lorsqu’elle leur est soumise. Saint Paul, parlant de lui-même, dit : « Était-ce dans mon corps, je ne peux le dire ; était-ce hors de mon corps, je ne peux le dire davantage ; Dieu sait… enlevé au troisième ciel.» Et il répète cette affirmation : «J’ai connu un homme», voulant parler de lui-même, «était-ce dans son corps, je ne peux le dire, était-ce hors de son corps, je ne saurais le dire davantage, Dieu le sait, qui a été enlevé au Paradis, et a entendu des paroles indicibles, qu’il n’est pas permis à un homme de répéter ». Saint Paul a été introduit au Paradis, et pourtant son corps est resté où il était : que son âme fût séparée est une question qu’il ne pouvait trancher. Comment saurions-nous prétendre trancher ce que le Saint-Esprit peut ou ne peut pas faire actuellement pour les âmes fidèles, et s’il ne leur révèle pas le Christ intimement, en les amenant au Christ ? Considérons en outre la puissance de Satan lorsqu’il a montré en un instant tous les royaumes de ce monde à notre Seigneur : l’Esprit Tout-Puissant ne peut-il réaliser pour nous bien davantage que ce que l’esprit mauvais a fait pour notre Seigneur ? Ne peut-il pas, en moins d’un instant, introduire nos âmes en présence de Dieu, tandis que nos corps demeurent sur terre.
Qui plus est, alors que nous en savons si peu sur nos propres âmes, nous sommes par ailleurs dans l’ignorance complète de l’état dans lequel notre bienheureux Seigneur existe à présent, ainsi que de la relation qui s’établit entre ce monde visible et lui, ou s’il ne lui est pas possible de venir à nous de quelque façon mystérieuse, quoiqu’il soit assis à la droite de Dieu. N’est-il pas entré, après sa résurrection, dans une pièce dont les portes étaient fermées, tout en acceptant qu’on le touchât, pour prouver qu’il n’était pas un esprit ? Il est alors certain que, bien qu’il soit revêtu de notre nature et donc homme parfait, son corps glorieux n’est cependant pas limité par ces lois auxquelles sont soumis nos corps mortels.
Allons plus loin : que la chose soit difficile à concevoir ou non, l’Écriture de fait nous donne au moins un exemple de son apparition après son ascension, comme pour nous rassurer sur la possibilité de sa présence, malgré le caractère mystérieux de celle-ci. Nous savons tous qu’il a daigné apparaître à ses saints dans des visions. Ainsi est-il apparu à saint Jean, comme c’est rapporté dans l’Apocalypse, ainsi qu’à saint Paul, lorsqu’il était à Corinthe, à Jérusalem à plusieurs reprises, et sur le bateau. Ces apparitions-là n’étaient pas une présence objective du Christ, comme nous pouvons le conjecturer, mais des impressions d’origine divine et des ombres jetées sur l’esprit. C’est de la même manière que nous pouvons expliquer son apparition à saint Etienne. Quand ce bienheureux martyr disait « Voici que je vois les deux ouverts et le Fils de l’Homme qui se tient à la droite de Dieu », nous pouvons supposer qu’il n’eut pas cette vision réellement, mais seulement une vision de la vision. Il se peut, je le répète, que ces choses soient des visions ; que devons-nous dire en revanche de l’apparition du Christ à saint Paul lors de sa conversion, tandis qu’il était sur le chemin de Damas ? Alors en effet le Seigneur a été vu et entendu par lui au sens propre du terme et à portée de la main. « Il tomba à terre et entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Et lui dit : Qui es-tu, Seigneur ? Et le Seigneur, lui dit : Je suis Jésus que tu persécutes (Ac 9,4-5).» Que se passa-t-il vraiment ? Nous ne le savons pas. Un corps peut-il être en deux endroits à la fois ? Je ne dirais pas cela : je dis seulement : c’est là un mystère. Par contraste avec cette vue réelle du Seigneur, il nous est dit aussitôt que le Seigneur apparut à Ananie « en une vision ». Par la suite encore, quand Ananie vint vers Saul, il dit que Dieu l’avait choisi pour «voir le Juste et entendre la voix sortie de sa bouche (Ac 22,14)». En conséquence encore il dit lui-même dans son épître aux Corinthiens : « Ne suis-je pas apôtre ? Ne suis-je pas libre ? N’ai-je pas vu Jésus-Christ notre Seigneur (1Co 9,1) ?» Aurait-il dit cela, s’il n’avait eu de lui qu’une vision ? N’en avait-il pas eu bien d’autres, et pas seulement une seule ? Derechef après avoir parlé de l’apparition de notre Seigneur à saint Pierre, aux Onze, à cinq cents frères à la fois et à saint Jacques, il ajoute : « En dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton (1 Co 15, 8). » Ce qui veut dire qu’il parle d’avoir eu la faveur d’une vision du Christ en un sens aussi réel, vrai et littéral, que comme celle au cours de laquelle les autres apôtres l’avaient vu. Saint Paul a donc vu et entendu parler celui qui était à la droite de Dieu. Et cette vision au sens littéral du terme semble avoir été, pour quelque raison inconnue, nécessaire pour assumer le ministère apostolique : en effet, en accord avec les paroles de saint Paul qui viennent d’être citées, saint Pierre dit, au moment où il fallait élire un apôtre à la place de Judas: «Parmi ces hommes qui nous ont accompagnés… en commençant au baptême de Jean jusqu’au jour où il nous fut enlevé, il y en ait un qui devienne avec nous témoin de sa résurrection. » Et en outre, s’adressant à Corneille : « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester, non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous (Ac 1,21-22; 10,40-41). » Si saint Paul n’a vu qu’une vision du Christ et non le Christ « vraiment et réellement », alors il n’a pas été témoin de sa résurrection, mais s’il l’a vraiment vu, il se peut alors que le Christ soit présent avec nous aussi comme il le fut avec lui.
On pourrait dire, en insistant encore, que « saint Paul a eu conscience de la présence du Christ au moment de sa conversion, et qu’il a vu des visions et entendu des paroles du Paradis, alors que nous-mêmes ne voyons et n’entendons rien. Nous ne sommes donc pas en présence du Christ, sinon nous en serions conscients ». Eh bien, en vue de répondre à cette objection, tournons-nous vers le récit de ses apparitions à ses disciples après la Résurrection, récits qui sont d’une grande importance, vu d’abord qu’ils nous montrent qu’une telle communion inconsciente avec le Christ est possible ; vu ensuite qu’elle est probablement l’espèce de communion qui nous est accordée à présent, étant donné qu’au cours de cette période de quarante jours après la Résurrection, il inaugura ce type de relation avec son Église, qu’il entretient toujours, voulant ainsi, selon toute probabilité, nous signifier ce qu’est actuellement sa présence parmi nous.
Or constatons ce que fut la nature de sa présence dans l’Église après sa Résurrection. La voici : il allait et venait comme bon lui plaisait ; les substances matérielles, telles que les portes verrouillées, ne constituaient nul obstacle à sa venue ; quand il était présent, il n’était pas évident que ses disciples le reconnussent. Saint Marc dit qu’il apparut aux deux disciples qui allaient à la campagne, à Emmaüs, « sous une autre forme». Saint Luc, qui s’étend davantage sur ce récit, dit que, tandis qu’il conversait avec eux, leur cœur était brûlant à l’intérieur d’eux-mêmes. Il n’est pas superflu de constater que les deux disciples ne semblent pas en avoir été conscients au moment même, mais que ce n’est qu’en revenant sur le passé qu’ils se souvinrent que la chose s’était produite, alors qu’elle ne les avait pas frappés au moment même où elle se produisait. «Notre cœur, disent-ils, notre cœur n’ était-il pas brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin et qu’il nous expliquait les Écritures ? » De fait à ce moment-là leurs cœurs semblent avoir été empêchés (si nous nous permettons l’expression) tout autant que leurs yeux. Ils recevaient des impressions, mais ne parvenaient pas à prendre conscience qu’ils les recevaient ; ce n’est que dans la suite qu’ils eurent conscience de ce qui s’était produit. Remarquons également à quel moment il arriva que leurs yeux s’ouvrirent : c’est alors que nous est soudain présentée l’institution la plus haute et la plus solennelle de l’Évangile, car ce fut lorsqu’il consacra et rompit le pain que leurs yeux s’ouvrirent. L’accent est mis là-dessus de toute évidence, car un instant après saint Luc résume le récit qu’il a fait de cet événement de grâce en une allusion spécifique : « Et eux de raconter ce qui s’était passé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu à la fraction du pain. » Ainsi donc il était prévu que le Christ ne devait pas être vu et reconnu en même temps, mais d’abord vu, puis seulement reconnu. Ce n’est que par la foi que l’on connaît qu’il est présent : il n’est pas reconnu par la vision. Lorsqu’il ouvrit les yeux de ses disciples, il disparut aussitôt. Il retira sa présence visible, pour ne laisser qu’un mémorial de lui-même. Il disparut de la vue pour être présent en un sacrement ; et c’est pour relier sa présence visible à sa présence invisible qu’il se manifesta un instant à leurs yeux ouverts ; il se manifesta, si je puis ainsi parler, lorsqu’il passa du voile de la vision sans connaissance à celui de la connaissance sans vision.
Autre exemple : considérons le récit de son apparition à sainte Marie-Madeleine. Tandis qu’elle se tenait en larmes devant le sépulcre, il lui apparut, mais elle ne le reconnut pas. Quand il se dévoila, il ne disparut pas, certes, tout de suite, mais il ne voulut pas qu’elle le touchât : autre façon pour ainsi dire de montrer que sa présence dans son nouveau royaume ne devait pas être celle des sens. Il ne fut pas permis aux deux disciples de le voir après l’avoir reconnu ; il ne fut pas permis à sainte Marie-Madeleine de le toucher. Dans la suite cependant il fut permis à saint Thomas de le voir et de le toucher à la fois : il eut ainsi la pleine évidence des sens. Constatons pourtant ce que notre Seigneur lui dit : « Thomas, parce que tu m’as vu, tu as cru ; heureux sont ceux qui n’ont pas vu, mais qui ont cru. » La foi est supérieure à la vue et au toucher.
Que cela suffise à nous suggérer des réflexions sur ce sujet si solennel et si édifiant. Le Christ a promis qu’il serait avec nous jusqu’à la fin, et cela non seulement en tant que personne divine unie au Père, ou du fait de l’omniprésence de sa nature divine mais en personne, comme le Christ, comme Dieu et homme ; non d’une présence locale et sensible, mais d’une présence réelle cependant, dans nos cœurs et à notre foi. Et c’est par le Saint-Esprit que se réalise cette communion de grâce. Comment se réalise-t-elle ? Nous ne le savons pas ; en quoi consiste-t-elle exactement ? Nous ne le savons pas. Nous ne le voyons pas ; mais nous devons croire que nous le possédons : que nous avons été placés sous l’emprise de sa main dont la vertu nous guérit, de son souffle qui donne vie, de ses lèvres d’où coule la manne, du sang qui sort de son côté. Après quoi, tournant nos regards en arrière, nous prendrons conscience des faveurs qui nous ont été accordées. Tel est le Jour du Seigneur où nous nous trouvons, en accomplissement, pour ainsi dire, des paroles du prophète : « Le Seigneur mon Dieu viendra, et tous les saints avec toi. En ce Jour-là il arrivera que la lumière ne sera ni claire ni obscure ; mais ce sera un jour connu du Seigneur, qui ne sera ni jour, ni nuit: il arrivera qu’il fera clair à l’heure du soir (Za 14,5-7).» Pour mieux dire encore, avant même que ne survienne la fin, les chrétiens, regardant vers les années passées, auront le sentiment, au moins dans une certaine mesure, que le Christ a été avec eux, bien qu’en ce temps-là ils ne l’aient pas su mais seulement cru. Ils se rappelleront alors que leurs cœurs étaient brûlants. Disons encore que, malgré l’impression qu’ils auraient pu avoir à l’époque de n’avoir même pas cru en quoi que ce soit, ils sentiront pourtant par la suite, s’ils ont cheminé vers lui en toute sincérité, comme un parfum céleste et comme une saveur d’immortalité naître dans leurs esprits au moment où ils s’y attendent le moins, comme un signe de la présence continuelle de Dieu, investissant du rayonnement de sa gloire tous ces événements passés, qui n’avaient eu alors pour eux qu’une apparence terrestre. Ceci est vrai, en un sens, de tous les rites et de tous les sacrements de l’Église, non moins que de tous les événements providentiels de notre vie. Ainsi, considérés après qu’ils se sont produits, bien qu’ils aient semblé dépourvus de sens au moment où ils se produisaient, ne provoquant nulle émotion forte, voire plutôt de la souffrance ou du dégoût, si nous les abordons et si nous nous y soumettons dans la foi, ils sont alors transfigurés, et nous sentons qu’il nous a été bon d’être là : nous avons alors un témoignage, en récompense de notre obéissance, que le Christ a rempli sa promesse, et que, selon sa parole, il est ici par l’Esprit, bien qu’il soit avec le Père.
Puisse-t-il nous donner de faire la pleine expérience de sa bonté, et d’obtenir ainsi la pleine mesure de ses bénédictions. «Un fleuve ! Ses bras réjouissent la cité de Dieu, il sanctifie les demeures du Très-Haut. Dieu est en elle : elle ne peut chanceler, Dieu la secourt au tournant du matin… Arrêtez, connaissez que moi je suis Dieu, exalté sur les peuples, exalté sur la terre. Avec nous, Dieu des armées, citadelle pour nous le Dieu de Jacob (Ps 46,4-5.10-11).»
Trad. Yves Denis.
J. H. Newman, Sermons Paroissiaux, vol 6, 10, Edition Cerf, Paris 2006, pp. 114-124.