5 avril 1835
« Toi, Dieu, tu me vois » (Gn 16, 13).
Quand Agar se fut enfuie dans le désert de devant sa maîtresse, elle fut visitée par un ange, qui la fit revenir sur ses pas ; mais en même temps que ce reproche implicite adressé à son impatience, il lui adressa une parole grosse d’encouragement et de consolation. Et dans les réflexions qui s’opéraient en elle, et où se mariaient l’humiliation et l’allégresse, elle reconnut la présence de son Créateur et Seigneur, lui qui se présente à ses serviteurs sous un double aspect : la sévérité due à sa sainteté, et l’apaisement dû à l’abondance de sa miséricorde. C’est pourquoi elle donna au Seigneur qui lui avait parlé le nom qui signifie : « Toi, Dieu, tu me vois. »
Telle était la condition de l’homme avant la venue du Christ, celle de faveurs que constituaient des marques occasionnelles d’attentions de Dieu envers des individus, alors que, la plupart du temps, ils n’étaient instruits que des voies générales de sa providence, telles qu’on les observe dans le cours des affaires humaines. C’est de ce point de vue que la Loi elle-même était en défaut, quoiqu’elle abondât en preuves que Dieu était un Dieu vivant, qui voit tout et qui récompense tout. Par comparaison avec l’Évangile elle était pauvre en preuves d’une relation réellement existante entre chaque âme humaine et son Créateur, qui se distinguât de toute autre considération concernant le monde dans son ensemble. De Moïse en effet il est dit que « Le Seigneur lui parlait face à face, comme un homme parle à son ami (Ex 33, 11).» Mais c’était là un privilège particulier, qui n’était accordé qu’à lui et à quelques autres, telle Agar qui le rapporte dans le texte, et non à tous les gens. En revanche, sous la Nouvelle Alliance, cette considération distincte accordée par le Dieu tout-puissant à chacun de nous se révèle clairement. Il avait été prédit de l’Église chrétienne : «Tous tes fils seront instruits par le Seigneur; Grand sera le bonheur de tes fils (Is 54, 13). » Quand le Fils éternel vint sur terre dans notre chair, les hommes virent leur invisible Créateur et Juge. Il ne se manifesta plus seulement par les seules puissances naturelles ou par la complexité des affaires humaines, mais dans notre propre ressemblance à lui-même. « En effet, le Dieu qui a dit : « Que du sein des ténèbres brille la lumière » est celui qui a brillé dans nos cœurs; pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ (2 Co 4, 6) » ; c’est dire qu’il se fit connaître sous une forme sensible, comme être individuel réellement existant. En même temps aussi il commença à nous parler en tant qu’individus. Lui, de son côté, s’adressait à chacun de nous qui, du nôtre lui faisions face. Ainsi était-ce, en un certain sens, une révélation face à face.
Tel est le sujet sur lequel je me propose à présent de faire quelques remarques. Qu’il me soit d’abord permis de constater qu’il est très difficile, en dépit de la révélation qui nous est faite dans l’Évangile, d’embrasser cette idée d’une providence personnelle de Dieu. Si nous nous laissons entraîner par le courant des choses de ce monde, vivant comme les autres hommes, butinant çà et là des notions d’ordre religieux au gré des circonstances, nous aurons une compréhension bien maigre ou tout à fait fausse de ce qu’est une providence personnelle. Nous concevons l’idée que Dieu tout-puissant œuvre sur un plan général ; mais nous rie pouvons pas nous faire une idée nette de cette vérité merveilleuse qu’il nous voit et pense à nous en tant qu’individus. Nous ne pouvons pas croire qu’il nous est présent, bien qu’invisible, partout où nous sommes. Nous parvenons par exemple à comprendre, ou à croire que nous comprenons, qu’il était présent au mont Sinaï, ou dans le Temple juif, ou qu’il avait fendu le sol sous les pieds de Datân et d’Abiram. Mais il serait totalement inadéquat de dire que nous croyons de la même manière qu’il est là « quand nous marchons ou que nous nous couchons, et que toutes nos voies lui sont familières (Ps 139, 2) ». Nous ne parvenons pas à tenir pour solide cette réalité impressionnante, qu’il voit ce qui se passe parmi nous en ce moment même, et que celui-ci tombe, alors que celui-là est exalté, à l’heure fixée par ce partenaire aussi invisible que silencieux. Nous avons certes recours aux prières de l’Eglise pour intercéder non seulement en faveur des groupes de toutes conditions sociales, mais aussi en faveur du roi, et des gens de naissance, de la cour du Parlement, etc., jusqu’aux malades, pris individuellement, de notre paroisse ; et pourtant, malgré tout cela, nous n’arrivons pas à familiariser nos esprits avec cette vérité qu’est l’omniscience de Dieu. Nous savons qu’il est au ciel et oublions qu’il est aussi sur terre. C’est la raison pour laquelle la multitude des hommes est si profane. Ils parlent à la légère; ils ironisent sur la religion ; ils se laissent aller à la tiédeur et à l’indifférence ; ils ont part à la malice humaine ; ils promeuvent des mesures iniques ; ils se font les avocats de l’injustice, de la cruauté, du sacrilège ou de l’infidélité, cela parce qu’ils n’ont aucune compréhension de cette vérité, qu’au reste ils n’ont nulle intention de nier : Dieu les voit. Il est en effet un péché, celui d’un certain vouloir propre et d’une certaine tromperie sur soi-même, qui persisterait même en la présence visible de Dieu. Ce fut le péché de Balaam, qui s’associa aux ennemis d’Israël en vue d’une récompense ; celui aussi de Zimri, fils de Salu, prince des Siméonites, sur lequel Pinhas exerça son jugement ; tel fut enfin le péché de Saûl, de Judas, d’Ananie et de Saphire. Tel est sans nul doute, hélas ! le péché de maint citoyen actuel d’Angleterre, à moins que la nature humaine soit différente de ce qu’elle était autrefois ; hélas ! un tel péché est bien notre fait de temps en temps et dans une certaine mesure, comme chacun peut le vérifier, s’il s’adonne à l’examen de conscience. Cependant, en plus et au-delà de tout cela, il est sûr qu’il est une indifférence pécheresse massive qui provient de ce que nous oublions, que nous ne saisissons pas que nous sommes en présence de Dieu ; que nous ne saisissons pas ou, en d’autres termes, que nous ne croyons pas qu’il voit, entend et prend note de tout ce que nous faisons.
Là encore, tel est souvent l’état où se trouvent des personnes lorsqu’elles sont désemparées. Le monde leur faisant défaut, elles désespèrent, parce qu’elles ne prennent pas conscience au fond d’elles-mêmes de la tendresse et de la présence de Dieu. Elles ne trouvent pas de réconfort dans une vérité qui n’est pour elles qu’une opinion sans substance. C’est pourquoi en revanche Agar, lorsqu’elle reçut la visite de l’ange au désert, avait donné au Seigneur qui lui avait parlé le nom qui signifie « Toi, Dieu, tu me vois ! » Il lui apparut alors, comme une vérité nouvelle, qu’au sein de ses difficultés et de son obstination le regard de Dieu était posé sur elle. Son cas est très actuel. Les gens parlent d’une façon anonyme de la bonté de Dieu, de sa bienveillance, de sa compassion et de sa longanimité ; mais ils imaginent ces choses comme un flot qui se répand sur l’ensemble du monde, ainsi que le fait la lumière du soleil, et non comme l’action inlassablement répétée d’un esprit vivant et intelligent, qui n’a en vue que celui-là même qu’il visite et qui vise à ce qu’il accomplit. Par suite, lorsqu’ils sont aux prises avec des difficultés, ils se bornent à dire : « Tout est pour le mieux : Dieu est bon », et autres choses semblables : aussi cela ne peut-il leur procurer qu’un réconfort bien froid, qui ne diminue en rien leur douleur, parce qu’ils n’ont pas habitué leur esprit à éprouver Dieu comme un Dieu de miséricorde, qui les tient en sa considération individuellement, et non comme une providence purement universelle, qui n’agit que par des lois générales. Il se peut alors que surgisse soudain en eux l’idée véritable, telle qu’elle surgît pour Agar. Quelque sentiment d’une providence personnelle pénètre jusqu’à leur cœur au sein de l’épreuve qui leur était infligée, leur faisant saisir au fond d’eux-mêmes, d’une manière qu’ils n’avaient jamais éprouvée, que Dieu les voit. Alors sous l’effet de la surprise devant quelque chose d’entièrement nouveau pour eux, ils vont à l’autre extrême, en une réaction proportionnelle à leur apathie première, et en viennent ainsi à penser qu’ils sont l’objet d’un amour privilégié de Dieu, sans comparaison avec celui qu’il a pour les autres hommes. Au lieu d’interpréter ce qui leur est arrivé comme une preuve de son amour personnel pour tous et chacun, tel que le révèle l’Ecriture, ils persisteront à ne croire absolument rien d’autre que ce qu’ils constatent ; aussi, au sein même de leur découverte de cet amour personnel de Dieu pour eux, et pour cette raison même, ils n’avancent pas d’un pas vers cette vérité générale qu’il aime également les autres hommes d’un amour personnel. Or, s’ils avaient pratiqué inlassablement l’étude de l’Ecriture, ils auraient été préservés de cette double erreur : la première, celle de l’aveuglement complet au sujet du caractère personnel de la Providence, et la deuxième, celle d’une étroitesse d’esprit limitant celle-ci à leur propre personne, comme si le monde dans son ensemble était un objet de rejet et de réprobation : l’Écriture en effet présente ce privilège comme étant imparti à tous les hommes pris individuellement.
Il est à peine nécessaire, je suppose, de prouver à ceux dont l’esprit s’est penché sur les Évangiles, que le caractère propre de la bonté de notre Seigneur, telle qu’elle s’y étale, est la tendresse et la considération qu’il a pour nous. Ces qualités sont la perfection même de l’affection qui existe entre les êtres humains ; cependant, du fait de l’ampleur et de la complexité de l’organisation du monde, du fait aussi de l’invisibilité de son Créateur, notre imagination parvient à peine à les lui attribuer, même si notre raison est convaincue du bien-fondé de la chose, entraînant un désir de croire en conséquence. Sa providence se manifeste dans des lois universelles, suivant une ligne d’action faite de vérité et de justice ; elle ne fait pas acception des personnes, récompensant les bons et punissant les méchants non parce que c’est celui-ci ou celui-là, mais selon le jugement qu’ils méritent. Comment celui qui est la sainteté suprême serait-il amené à adresser son amour à cet homme précis ou à cet autre, attachant son regard à chacun de nous, sans empiéter sur ses propres perfections ? Ou même, en admettant que l’Être suprême soit un Dieu d’une bienveillance sans mélange, comment, dans ce cas précis, cette pensée le concernant pénétrera-t-elle nos esprits avec cette force contraignante qu’exerce sur nous l’affection d’un ami ? La façon la plus grande possible de reconnaître l’affection d’un supérieur est de dire qu’il agit comme s’il s’intéressait à nous personnellement. Dans leur ensemble les gens bienveillants sont bons et généreux, parce que c’est là leur manière d’être, quoi qu’il en soit de la personne sur laquelle ils répandent leurs bienfaits. Le naturel, une surabondance d’humeurs, un heureux hasard ouvrent leur cœur, qui alors se répand à profusion sur l’ami comme sur l’ennemi. Ils répandent des bienfaits au long de leur existence. Or il est difficile à première vue de voir comment l’idée que nous avons du Dieu tout-puissant peut être dépouillée de ces représentations terrestres, selon lesquelles sa bonté serait marquée du sceau de l’imperfection ou de celui d’une nécessité inéluctable ; aussi est-il d’autant plus merveilleux, voire adorable, qu’il ait condescendu à être de plain-pied avec notre infirmité. Il est venu à sa rencontre et à son secours en vertu de la même disposition par laquelle il a racheté nos âmes. Afin que nous comprenions que, nonobstant ses mystérieuses perfections, il a une connaissance et une considération réservées aux personnes individuelles, il a assumé les pensées et les sentiments de notre propre nature, laquelle est capable de ces sortes d’attachements personnels, comme nous le comprenons. En devenant homme, il a coupé court aux perplexités de notre raison et aux explications avancées par elle sur ce sujet, comme s’il voulait aller au-devant de nos objections pour le plaisir d’en discuter avec nous, puis pour les surmonter en nous rencontrant sur notre propre terrain.
La qualité la plus attachante de la miséricorde de notre Sauveur (s’il est juste d’en parler ainsi) est sa dépendance vis-à-vis des temps et des lieux, des personnes et des circonstances : en d’autres termes, c’est le caractère sélectif de sa tendresse. Elle considère chaque individu et délibère à son propos, lorsqu’il comparaît devant elle. Elle est suscitée par certains, comme elle ne l’est pas par d’autres ; elle est incapable (si je puis m’exprimer ainsi) de se manifester de la même façon à chaque « vis-à-vis » ; le sentiment qu’elle éprouve pour chacun a ses nuances et ses modes spécifiques ; et même elle se répand sur certains hommes, comme si Dieu dépendait de leur bonheur de vivre pour son propre bonheur. Nous en voyons plus d’une illustration dans le tendre comportement de notre Seigneur envers Lazare et ses sœurs, ou dans ses pleurs sur Jérusalem, ou encore dans sa conduite envers saint Pierre avant et après le reniement, ou envers saint Thomas lorsqu’il doutait, ou dans l’amour qu’il avait pour sa mère ou pour saint Jean. Mais je voudrais plutôt attirer votre attention sur la façon dont il a traité Judas qui l’a trahi : à la fois parce que ce n’est pas un aspect auquel on se réfère communément, et aussi parce que, s’il était un être au monde dont on pourrait supposer qu’il serait rejeté de sa présence comme odieux et réprouvé, c’est bien celui dont il prévoyait qu’il le trahirait. Pourtant nous constatons que même ce misérable restait inlassablement auréolé de la considération sereine, quoique grave, qu’il lui porta jusqu’à l’heure même où il fut trahi par lui.
Judas était dans les ténèbres et haïssait la lumière ; aussi « alla-t-il dans son lieu propre » ; pourtant il y aboutit, non par la seule force de quelques principes naturels produisant des résultats inévitables – en vertu d’un destin insensible condamnant les méchants à l’enfer – mais par le fait d’un juge qui le tient sous son regard de la tête aux pieds, qui le sonde de part en part, afin de voir s’il y a encore un rayon d’espoir, une étincelle inaperçue de foi, et qui plaide avec lui encore et toujours, pour à la fin l’abandonner tout en pleurant sur lui, avec l’affection navrée d’un ami plutôt que la sévérité du Juge de la terre entière. Prenons d’abord comme exemple l’avertissement frappant donné une année avant que Jésus soit jugé. « Ne vous ai-je pas choisis, vous les Douze, et pourtant l’un de vous est un démon ? » Puis vient, une fois l’heure arrivée, l’acte le plus humble d’abaissement envers quelqu’un qui devait bientôt le trahir pour souffrir le feu inextinguible. « Il se lève de table, […] verse de l’eau dans une bassine et se met à laver les pieds de ses disciples » dont Judas est du nombre (Jn 6,70 ; 13, 4-5). Second avertissement à cette même occasion, ou plutôt lamentation douloureuse adressée pour ainsi dire à lui-même : « Vous n’êtes pas tous purs. » Puis ouvertement : « En vérité, en vérité je vous le dis, l’un de vous me trahira. » « « Le Fils de l’homme s’en va selon ce qu’il est écrit de lui ; mais malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ! » À son tour, Judas, celui qui allait le livrer, lui demanda : « Serait-ce moi, Rabbi ? » – « Tu l’as dit », répond Jésus. » Finalement, lorsque de fait il fut trahi par lui : « Ami, pourquoi es-tu venu ? » « Judas (il l’appelle par son nom), c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ! » (Mt 26, 24-25, 50 ; Le 22,48). Je ne tente pas de concilier sa prescience divine et cette inquiétude permanente pour quelqu’un de précis, ce sentiment personnel envers Judas ; je voudrais plutôt que vous vous arrêtiez sur le second point, afin que vous constatiez le don qui nous est fait dans ce que les Évangiles nous révèlent du Dieu tout-puissant, et que vous vous familiarisiez avec la considération providentielle qu’il a pour les individus, lui qui fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons. Et il en sera de même, sans nul doute, au dernier jour, car les méchants et les impénitents seront condamnés non en masse, mais un par un : comparaissant un par un et chacun à son tour devant le juste Juge, exposés au rayonnement débordant de gloire de son visage, pesés avec soin dans la balance et trouvés déficients, évalués, non certes en fonction de fins vagues et imprécises, mais selon celles d’une justice divine qui réclame satisfaction, et en même temps selon celles de toute une sollicitude nuancée et du souci poignant de quelqu’un qui voudrait tellement, si c’était possible, que les fruits de sa passion fussent plus nombreux qu’ils ne sont. Ces réflexions peuvent se voir confortées, dans leur solennité, par la considération de l’attitude de notre Seigneur envers les étrangers qui venaient à lui. Judas était son ami ; mais nous, nous n’avons jamais vu le Seigneur. Quelle sorte de regard jettera-t-il, quelle sorte de regard jette-t-il sur nous ? Que sa manière de faire, dans les Évangiles, envers la multitude des hommes soit notre assurance. Tout saint, tout puissant qu’il est et qu’il s’est manifesté, il n’en reste pas moins que du sein même de sa divine majesté, il pouvait déployer un intérêt fait de tendresse envers tous ceux qui l’approchaient : comme s’il ne pouvait jeter les yeux sur une quelconque de ses créatures, sans qu’il débordât de l’affection d’un père pour son enfant, le considérant avec une complaisance sans bornes, et ne désirant que son bonheur et son plus grand bien. Ainsi il est dit, lorsque le jeune homme riche vint à lui : « Et Jésus, le fixant du regard, l’aima, et lui dit : « une seule chose te manque ». » Quand le pharisien lui demanda un signe, « il soupira profondément dans son esprit ». Et une autre fois, « il promena son regard sur eux », comme sur chacun en particulier, pour voir si çà et là par hasard il se trouverait une exception à l’incrédulité générale, et pour condamner, un par un, ceux qui en étaient coupables (Me 10,21 ; 8,12 ; 3,5) : « Il promena sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leur cœur. » Et encore, quand un lépreux vint à lui, il ne se contenta pas de le guérir mais, « ému de compassion, il étendit la main » (Voir Mt 19,26 ; Le 22,61 ; Me 3, 34 ; 1,41).
Quelle grâce que cette révélation de la providence personnelle de Dieu envers ceux qui le cherchent ! Quelle grâce pour ceux qui ont découvert que ce monde n’est que vanité et qui sont plongés dans une solitude recueillie en elle-même, indifférents à cette puissance et à ce bonheur ambiants qui ne sont plus qu’ombre ! Le grand nombre en effet continue à ignorer ces pensées, soit par insensibilité, comme s’il n’avait aucune idée de ses propres manques, soit par instabilité, passant d’une idole à l’autre, à mesure qu’elles lui font défaut. Mais des hommes au cœur plus exigeant seraient submergés d’accablements, à s’en dégoûter même de l’existence, s’ils se considéraient, par hypothèse, comme de purs jouets de lois intangibles, impuissants qu’ils seraient à éveiller la pitié ou l’attention de celui qui les a promulguées. Et comment le feraient-ils, eux surtout qui se voient jetés parmi des gens incapables d’épouser leurs sentiments, et donc étrangers à eux, quoi qu’il en soit d’une amitié partagée de longue date ! ou ces autres, dont l’esprit est en proie à des perplexités qu’ils ne peuvent s’expliquer, encore moins rejeter dans l’oubli, et n’ont personne pour les aider; ou qui éprouvent des affections et des aspirations rentrées, parce qu’ils n’ont trouvé nul objet sur quoi les rapporter; ou qui sont incompris de leur entourage, et découvrent qu’ils n’ont pas les mots qui les accorderaient avec lui, ou de principes communs auxquels en appeler ; ou qui ont l’impression de n’avoir pas leur place ou leur raison d’être dans le monde, ou d’être une gêne pour les autres ; ou qui doivent suivre leur conscience sans bénéficier de conseil ou de soutien, voire résister aux invites et sollicitations de supérieurs ou de parents; ou qui ploient sous le /fardeau de quelque secret douloureux ou de quelque incommunicable souffrance solitaire ! Dans de tels cas le récit évangélique répond toujours à ce besoin précis, en ne nous présentant pas seulement un immuable Créateur sur qui compter, mais un tuteur compatissant, un juge et soutien attentif aux personnes.
Qui que tu sois, Dieu te considère individuellement. Il « t’appelle par ton nom ». Il te voit et te comprend pour toi-même, lui qui t’a fait pour toi-même. Il sait ce qu’il y a en toi, tes sentiments et tes pensées personnels sans exception, tes dispositions et tes penchants, tes forces et tes faiblesses. Son regard s’attache à toi aux jours de joie comme aux jours de souffrance. Il éprouve du dedans tes espoirs comme tes tentations. Il éprouve un intérêt personnel à ce que tu te remémores comme à ce qui t’angoisse, aux hauts et aux bas de ta vie intérieure. Il a compté les cheveux mêmes de ta tête et les coudées de ta taille. Il t’étreint et te porte dans ses bras ; il te soulève jusqu’à lui et te repose à ta place. Il remarque l’expression même de ton visage, que ce soit le sourire ou les larmes qui y affleurent, la santé ou la maladie. Tes mains, tes pieds sont l’objet d’un regard de tendresse ; il entend ta voix, les battements de ton cœur, ta respiration même. Tu ne t’aimes pas mieux qu’il ne t’aime. Tu ne peux pas plus reculer devant la souffrance qu’il ne déteste te voir la supporter ; et s’il te la fait porter, c’est en sorte que tu la portes de toi-même, si tu es un sage, pour un plus grand bien à venir. Tu n’es pas seulement sa créature (encore qu’il ait soin des passereaux mêmes, et qu’il ait eu pitié du «nombreux bétail» de Ninive), tu es un homme racheté et sanctifié, son fils adoptif, bénéficiant d’une part de cette gloire et de cette béatitude, qui s’épanchent éternellement de son sein sur son Fils unique. Tu es choisi pour être sien, en tête de tes semblables qui demeurent à l’orient et au midi. Tu fus un de ceux pour qui le Christ offrit sa dernière prière, la scellant de son sang précieux. Quelle pensée, n’est-ce pas là, pensée presque trop grande pour notre foi ! À peine pouvons-nous empêcher de mimer Sara, lorsque nous y faisons face au point d’en « rire » d’ébahissement et de perplexité. Qu’est-ce que l’homme, que sommes-nous, que suis-je pour que le Fils de Dieu pense à moi à ce point ? Que suis-je pour qu’il m’ait tiré d’une nature presque diabolique pour m’élever à celle d’un ange ? Pour qu’il ait changé la constitution originelle de mon âme, qu’il m’ait renouvelé, moi qui depuis ma jeunesse n’avais été bon qu’à transgresser, et qu’il ait dû demeurer en personne en mon cœur même, faisant de moi son temple ? Que suis-je, pour que le Saint-Esprit de Dieu entre en moi et attire mes pensées vers le ciel « en des gémissements ineffables »? Telles sont les méditations qui naissent au sein du chrétien pour le consoler, lorsqu’il est avec le Christ sur la sainte montagne. Alors, quand il redescend vers ses obligations de tous les jours, elles restent sa force intérieure, même s’il ne lui est pas loisible de rapporter ses visions à son entourage. Elles font rayonner son visage, le rendent joyeux, recueilli, serein et ferme au milieu de toutes les tentations, persécutions ou abandons. Avec de telles pensées devant nos yeux, comme le monde nous apparaît mesquin et misérable dans les fins qu’il poursuit et les doctrines qu’il professe ! Comme il nous semble vraiment misérable de chercher le bien chez la créature ; de convoiter place, richesse ou crédit ; de choisir pour nous-mêmes, suivant notre fantaisie, ce mode de vie-ci ou celui-là ; d’affecter les manières et les modes des grands ; de passer notre temps à des folies ; d’être mécontent, querelleur, jaloux ou envieux, critique ou rancunier ; friand de bavardage stérile ; brûlant de savoir les nouvelles du jour ; occupé à des affaires publiques qui ne nous concernent pas ; nous échauffant pour la cause de tel ou tel parti ou tendance ; âpres au gain ou attachés au progrès d’un savoir stérile ! Alors, quand nos jours prendront fin, quand chair et cœur nous manqueront, où sera notre consolation ? A quoi bon alors nous être enrichis, avoir rempli une charge, avoir été le premier parmi nos égaux, avoir abaissé un rival, avoir dirigé des affaires à notre gré, nous être établis superbement, avoir été intime avec les grands, avoir mené un train de vie somptueux ou nous être acquis une célébrité ! Disons-le, même si nous avons conquis ce qui dure le plus, une place dans l’histoire, quel goût de cendre, somme toute, ce pain ne nous laissera-t-il pas ! Et dans ce cas, à cette heure terrible où la mort sera en vue, est-ce que celui dont l’œil se pose sur nous avec tant d’amour, et la main avec tant de douceur, nous reconnaîtra encore ? Ou bien, s’il nous parle encore, est-ce que sa voix sera en état de nous stimuler ? Ne nous repoussera-t-elle pas plutôt, comme elle le fit pour Judas, sous l’effet de la tendresse même avec laquelle elle voulait nous inviter à venir à lui ?
Efforçons-nous donc, avec sa grâce, de comprendre la position où nous nous trouvons, ainsi que son attitude par rapport à nous : on ne peut plus tendre et compatissant, et cependant, en dépit de toute sa compassion, ne violant pas d’un cheveu les frontières éternelles de la vente de la sainteté et de la justice, lui qui peut condamner au malheur éternel, bien qu’il ait devancé cette sanction de ses larmes et de ses lamentations et qui, une fois passée la sentence de condamnation effacera sans retour tout souvenir nous concernant «et ne nous connaîtra pas ». L’ivraie fut « liée en gerbes » pour être brûlée, sans tri préalable, en vrac, dédaigneusement. « Soyons donc dans la crainte de peur que l’un ou l’autre d’entre nous ne risque de ne pas être à la hauteur de la promesse qu’il nous a léguée d’entrer dans son repos.
Trad. Yves Denis.
John Henry Newman, Sermons Paroissiaux, vol III, 9, in: La grâce chrétienne, cerf 1995, p. 101-114.