Le titre du sermon résume V enseignement que Newman veut donner à ses ouailles : ne pas laisser passer le temps du Carême sans prendre ou reprendre conscience de l’état de pécheur dans lequel ils sont et faire preuve du repentir qui doit en résulter, saisir l’occasion de ce temps de l’année que l’Église a établi pour cela depuis les origines. En effet, le sérieux avec lequel doit être prise la vie chrétienne est mis à mal par l’insouciance que favorise la vie facile que connaissaient la plupart des auditeurs de Newman, insouciance qui rend le chrétien oublieux des dons qu’il a reçus au baptême et le fait glisser peu à peu dans le péché sans qu’il éprouve le souci ou le besoin de se repentir. Contre cette tendance, le Carême constitue un avertissement salutaire. Cette attitude d’insouciance et finalement d’indifférence à l’égard des privilèges chrétiens, répandue chez beaucoup de fidèles, est figurée dans l’Ancien Testament par le comportement d’Ésaü à l’égard des dons paternels auxquels sa situation d’aîné lui donnait droit. Au lieu de les considérer à leur juste valeur, il les a pris à la légère : il a abandonné son droit d’aînesse pour peu de choses, un plat de nourriture, ensuite il a cru pouvoir obtenir la bénédiction paternelle en échange d’un plat de venaison sans se soucier du fait que son premier péché, l’abandon du droit d’aînesse, le rendait inapte à obtenir la bénédiction qui lui revenait. Son cri angoissé quand il s’aperçut qu’elle était allée à son frère puîné ne sera-t-il pas celui de beaucoup de chrétiens qui vivent dans l’insouciance et ri éprouvent pas le besoin de se repentir ? Comme Ésaü, comme les vierges folles de la parabole, ils voudront le faire quand il sera trop tard, au jour du Jugement. S’ils ne se repentent pas à temps, s’ils ri entendent pas les avertissements que le Seigneur, dans sa providence, leur donne sous la forme d’épreuves diverses, maladie, échec, revers de fortune, etc., leur punition sera plus dure ensuite.
Ce sermon fut prêché le 15 mars 1840 pour le deuxième dimanche de Carême ; simple, il est approprié à l’accompagnement des chrétiens en Carême et accordé à la pédagogie immémoriale de l’Église, comme l’était le prédicateur lui-même.
« Lorsque Ésaü entendit les paroles de son père, il cria avec beaucoup de force et d’amertume et dit à son père : « Bénis-moi aussi, mon père ! »» (Gn 27, 34.)
Je suppose que personne ne peut lire ce chapitre sans ressentir quelque pitié envers Ésaü. Il avait espéré que son père lui donnerait sa bénédiction, mais son frère l’avait devancé et avait obtenu celle-ci à sa place. Il ignorait ce qui s’était passé ; aussi entra-t-il chez son père pour se faire bénir, sans soupçonner le moins du monde qu’il ne devrait pas l’être. Son père, au comble de la stupéfaction et de la désolation, lui dit que, à son insu, du fait de sa cécité, il n’avait pu vérifier de ses yeux et avait donc donné sa bénédiction à son frère Jacob ; il ne pouvait donc rétracter sa parole. Ce qu’entendant, Ésaü éclata « en cris violents et amers à l’extrême», selon ce que dit le texte. En un instant tous ses espoirs étaient déçus. Il en avait tellement fondé sur cette bénédiction ! Il faut dire qu’Ésaü avait commis dans sa jeunesse un très grand péché contre Dieu. Il était le premier-né de son père, et en ces temps-là, comme maintenant parmi les riches et les nobles, c’était vraiment quelque chose que d’être l’aîné d’une famille. Dans le cas d’Ésaü, les privilèges attachés à ce rang étaient d’autant plus grands qu’ils étaient issus directement de Dieu. Ésaü, en tant qu’aîné engendré par son père Isaac, héritait de certains droits et privilèges, qu’Isaac, héritier longuement attendu d’Abraham, avait reçus du même Abraham. Or le péché de jeunesse d’Ésaü avait consisté en ceci : se défaire de son droit d’aînesse en faveur de son jeune frère Jacob. Il avait pris le don de Dieu à la légère. Qu’il en ait eu bien peu d’estime ressort clairement du prix qu’il reçut en échange. Ésaü avait été à la chasse et revenait à la maison recru de fatigue. Jacob, qui n’en avait pas bougé, disposait d’un plat de lentilles ; Ésaü alors le pria de lui en donner. Jacob appréciait le droit d’aînesse à son juste prix, contrairement à Ésaü : sa foi lui donnait ce discernement. Aussi, lorsque Ésaü le pria de lui donner le plat de lentilles, il dit qu’il le lui donnerait en échange de son droit d’aînesse; et donc Ésaü, qui n’en avait nul souci, le vendit à Jacob pour ce plat. C’était là un grand péché, comportant un mépris de ce don particulier de Dieu, que nul autre au monde que lui n’avait eu en partage parmi la succession d’Isaac.
Le temps passait. Esaü avançait en âge et appréciait plus que par le passé le prix du don qu’il avait délaissé pour un motif aussi terre à terre. Nul doute qu’il aurait bien voulu en reprendre possession s’il avait pu ; mais cela ne fut pas possible. Telles vont être les circonstances, qui nous sont relatées dans le chapitre qui a été lu au cours de l’office d’aujourd’hui : son père prit la décision de lui donner sa bénédiction solennelle avant de mourir. Or en ces temps-là cette bénédiction avait un grand poids, du fait qu’elle avait la valeur de la prophétie et que donc, dans l’intention divine, elle était destinée à Jacob : Ésaü n’y avait nul droit, mais il se figura que, dans la même ligne en quelque sorte, son destin était de recouvrer son droit d’aînesse ou quelque chose d’équivalent. Il espérait le récupérer aussi aisément qu’il s’en était défait. Constatons qu’il ne manifestait ni repentance ni remords pour ce qu’il avait fait; il n’éprouvait nulle crainte d’un châtiment éventuel de Dieu. Il n’avait de regret que pour la perte de son droit: nul acte d’humilité chez lui. Aussi décida-t-il d’effacer le passé aussi promptement et aussi posément que possible. Il se mit en quête de venaison, puis en fit pour son père une préparation aussi appétissante que ce que son père lui avait commandé. Puis, une fois terminée sa préparation, il arriva avec elle et se tint devant son père. C’est alors qu’il apprit, pour son malheur, qu’on ne doit pas traiter les dons de Dieu aussi à la légère : vendu il avait, recouvrer il ne pouvait. Il avait espéré avoir la bénédiction de son père, mais Jacob l’avait reçue à sa place. Il avait cru gagner de nouveau la faveur de Dieu, non par le jeûne et la prière, mais par une préparation appétissante, la bonne chère et la bombance.
Telle paraît être, dans l’ensemble, l’explication que donne saint Paul de cette chose dans son épître aux Hébreux. Après avoir donné des exemples de ce qu’est la foi, il enjoint à ses frères chrétiens de prendre soin qu’il n’y en ait aucun parmi eux qui imite Ésaü, qu’il qualifie de «profanateur», ayant pensé et agi avec si peu de sens réaliste des choses invisibles : « veillant, dit-il, à ce que personne ne soit privé de la grâce de Dieu, à ce qu’aucune racine amère ne pousse des rejetons et ne cause de trouble, ce qui contaminerait toute la masse, à ce qu’enfin il n’y ait aucun impudique ni profanateur, comme Ésaü qui, pour un seul mets, livra son droit d’aînesse. Vous savez bien que par la suite, quand il voulut obtenir la bénédiction, il fut rejeté ; car il ne put obtenir un changement de sentiment, bien qu’il l’eût recherché avec larmes».
Tel est donc le sens du grand cri amer d’Ésaü, qu’à première vue nous serions disposés à considérer avec pitié. C’est le cri de quelqu’un qui a rejeté Dieu, et que Dieu a rejeté à son tour. C’est le cri de quelqu’un qui s’est moqué des grâces de Dieu, et qui a ensuite cherché à les recouvrer quand c’était trop tard. C’est le cri de quelqu’un qui n’a eu cure de l’avertissement, «veillez à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu» et qui a «passé à côté de la grâce de Dieu»2. C’est le cri conforme à la prédiction du sage : « Alors ils m’appelleront mais je ne répondrai pas ; ils me chercheront et ne me trouveront pas3. »
Le sens aigu et subtil dont fit preuve son frère Jacob, grâce auquel il le devança et s’empara du royaume des cieux par violence, était acte de Dieu, était providence de Dieu punissant Ésaü pour son péché d’antan. Ésaü avait péché ; il avait perdu son droit d’aînesse et ne pouvait plus le recouvrer. Ce cri qu’il poussa, à quoi ressemblait-il ? Il ressemblait à la supplication des cinq vierges folles devant la porte fermée : « Seigneur, Seigneur, ouvre-nous ! » Mais il répondit : « En vérité je vous le dis, je ne vous connais pas4. » Cela ressemblait aux « pleurs et aux grincements de dents » des âmes perdues. Oui, pour sûr, ce fut un grand cri d’amertume. Ils pourraient bien pleurer et pousser des cris, comme ils le feront en grand nombre, ceux qui ont reçu la grâce de Dieu et l’ont traitée par le mépris.
Cette funèbre histoire que j’ai parcourue dépeint quelqu’un qui a été d’abord terre à terre, présomptueux ensuite. Ésaü fut terre à terre en vendant son droit d’aînesse ; il fut présomptueux en prétendant à la bénédiction. Il est vrai qu’ensuite il se repentit de fait, mais ce fut alors trop tard. Or j’ai bien peur qu’à l’instar de l’Ésaü de jadis trop de chrétiens se comportent maintenant. Ils méprisent les dons de Dieu quand ils sont jeunes, forts et pleins de santé; ensuite, l’âge aidant ou la faiblesse et la maladie, ils pensent non à se repentir, mais à faire leurs les privilèges évangéliques et à en jouir, comme chose possible et allant de soi, comme si les péchés d’antan ne comptaient pour rien. Peut-être alors la mort survient, et après la mort, alors qu’il est trop tard, ils voudraient bien se repentir. Ils poussent alors un grand cri vers Dieu, perçant d’amertume; et lorsqu’ils voient les âmes bienheureuses monter vers le ciel dans la plénitude des bénédictions évangéliques, ils disent au Dieu qu’ils ont offensé : « 0 mon père, bénis moi aussi, tel que je suis. »
N’est-ce pas, dis-je, le cas tout à fait courant d’hommes et de femmes, de traiter la religion avec négligence aux jours les plus heureux de leur vie ? On les a baptisés, on leur a enseigné leur devoir, on leur a appris à prier, ils connaissent leur Credo, leur conscience a été éclairée, ils ont eu toute facilité d’aller à l’église. Tel est leur droit d’aînesse, tels sont les privilèges attachés à leur naissance de l’eau et de l’Esprit; mais ils les ont vendus, comme le fit Ésaü. Ils sont tentés par Satan, au moyen de quelque présent corrupteur de ce monde et abandonnent leur droit d’aînesse en échange de ce dont ils sont sûrs que c’est destiné à périr et à les entraîner dans sa perte. Ésaü fut tenté par le plat de lentilles qu’il avait vu dans les mains de Jacob. Satan fit que ses yeux pleins de désir s’arrêtèrent et se fixèrent sur ce plat de lentilles, à l’instar d’Eve et de son regard tourné vers le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Adam et Eve vendirent leur droit d’aînesse pour le fruit de l’arbre : telle fut leur transaction. Ésaü vendit le sien pour un plat de lentilles : telle fut la sienne. Et les hommes de maintenant vendent souvent le leur, non certes pour quelque chose d’aussi simple que du fruit ou des plantes, mais pour quelque profit mauvais ou autre chose d’analogue, dont ils pensent sur le moment qu’il vaut la peine de l’acheter à n’importe quel prix : peut-être est-ce en vue de jouir d’un genre plus particulier de péché, ou plus communément en vertu d’un laisser-aller dû à une insouciance ou à une paresse spirituelle généralisées, repoussés qu’ils sont par un style de vie austère, et ne prenant nullement à cœur le service de Dieu. C’est ainsi qu’ils glissent dans l’impiété du fait de leur mépris du grand don de Dieu.
Ainsi donc, quand tout est réglé et scellé et leur âme vendue à Satan, ils donnent l’impression de ne jamais plus comprendre qu’ils se sont défaits de leur droit d’aînesse. Ils croient qu’ils en restent au même point qu’auparavant, quand ils n’avaient pas encore suivi les voies du monde, de la chair et du diable ; ils estiment comme allant de soi que, lorsqu’ils décident d’avoir un comportement plus digne ou plus religieux, ils bénéficient exactement des mêmes privilèges que naguère. Comme Samson ils se proposent de sortir ainsi qu’en d’autres temps du passé et de se secouer. Et comme Ésaü, au lieu de se repentir d’avoir bradé leur droit d’aînesse, ils arrivent pour se faire bénir, comme si c’était là chose toute naturelle. Ésaü partit le cœur en fête en quête de gibier pour le rapporter aussi prestement à son père, l’humeur gaie, la voix enjouée. Il ne lui traversait pas l’esprit que Dieu était irrité de ce qui s’était passé des années avant. Il se croyait aussi certain de recevoir la bénédiction que s’il n’avait pas vendu son droit d’aînesse.
C’est alors, hélas ! Que la vérité se fit en lui en un éclair; il poussa un grand cri d’amertume, et c’était trop tard. Cela eût été pour son bien s’il l’avait poussé avant de venir chercher la bénédiction, et non après. Il se repentit quand c’était trop tard : c’eût été pour son bien s’il s’était repenti à temps. Ainsi, dis-je, en est-il des personnes qui ont péché d’une manière ou d’une autre. Il est bon qu’elles se lamentent et déplorent leurs péchés passés. Croyez-moi, elles pleureront sur eux dans le monde à venir, si elles ne le font pas ici même. Qu’est-ce qui vaut mieux, pousser ce cri d’amertume maintenant ou à ce moment-là? A ce moment-là, quand la grâce de la vie éternelle leur sera refusée par le juste juge au dernier jour, ou maintenant, afin de la posséder? Soyons assez sages pour passer par notre agonie en ce monde et non dans le monde à venir. Si nous nous humilions maintenant, Dieu nous pardonnera alors. Nous ne saurions échapper à la punition, ici même ou par la suite. Nous devons faire notre choix : ou bien souffrir et pleurer si peu maintenant, ou tellement plus alors.
Voulez-vous voir comment un pénitent doit revenir à Dieu ? Tournez-vous vers la parabole de l’enfant prodigue. Lui aussi avait fait foin de son droit d’aînesse, tout comme Esaü. Certes ! Mais quelle différence dans son retour au père ! Il revint avec un aveu profondément sincère et en s’humiliant. «Père, dit-il, j’ai péché contre le ciel et contre toi; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes journaliers 1. » Quant à Ésaü : « Que mon père se lève, dit-il, et mange de la chasse de son fils, afin que ton âme me bénisse2. » L’un vint en quête de privilèges filiaux, l’autre pour solliciter l’état d’esclave d’un domestique. L’un tua et prépara son gibier de sa propre main, pour ne pas en jouir; pour l’autre, on prépara le veau gras, l’anneau pour sa main, des chaussures pour ses pieds, outre la plus belle robe, pour finir en musique et en danse.
Telles sont – il est à peine besoin de le dire – des réflexions particulièrement appropriées à ce temps de l’année. Dès la plus haute antiquité et jusqu’à ce jour, ces semaines qui précèdent Pâques ont été chaque année mises à part, en vue spécialement du rappel et de la confession de nos péchés. Depuis les premiers siècles jusqu’à nous pas une année n’a passé sans que les chrétiens soient exhortés à réfléchir sur le degré de leur négligence de ce droit d’aînesse qui est le leur, en vue de se préparer à demander la bénédiction qu’il comporte. À Noël nous renaissons avec le Christ ; à Pâques nous tenons le banquet eucharistique. En Carême, c’est par la pénitence que nous joignons ensemble ces deux grands sacrements. Êtes-vous prêts à dire, mes frères – y eut-il jamais un seul chrétien en ce monde assez téméraire pour ce faire -que vous n’avez pas péché à un degré plus ou moins grand contre les grâces de Dieu qui vous furent libéralement accordées au baptême sans aucun mérite de votre part, ou plutôt malgré ce que vous auriez mérité ? Qui dira qu’il a mis à profit son droit d’aînesse, au point que la bénédiction lui revienne comme un dû, sans qu’il ait d’abord à confesser ses péchés, ou à prier pour détourner la colère divine ? Voici donc que l’Église vous offre ce temps à dessein : « Le voici maintenant le temps favorable, le voici maintenant le jour du salut. » C’est maintenant que, Dieu aidant, vous devez vous employer à rejeter le lourd fardeau de vos transgressions passées, et à vous réconcilier avec celui qui, autrefois déjà, vous a dévolu ses mérites, lesquels expient pour vous et que vous avez profanés.
Soyez en outre sûrs de ceci : que s’il a quelque amour pour vous, s’il constate quelque bien dans votre âme, il vous affligera si vous ne vous affligez pas vous-mêmes. Il ne vous laissera pas y échapper. Il a mille manières de purger ceux qu’il a choisis des scories et des alliages qui défigurent l’or fin. Il peut susciter des maladies, vous affliger d’infortunes, vous retirer vos amis, plonger vos esprits dans des ténèbres oppressantes, ou vous refuser la force de faire front contre la souffrance quand elle fond sur vous. Il peut vous infliger une mort aussi longue que douloureuse. Il peut faire en sorte que «l’amertume de la mort» tarde à «passer». Nous ne pouvons certes pas décider, quand il s’agit des autres, de ce qui est châtiment ou non dans une épreuve ; mais il est une chose que nous savons bien, c’est que tout péché est porteur d’affliction. Nous n’avons nul moyen de juger les autres, mais nous pouvons toujours nous juger nous-mêmes. Jugeons-nous donc, pour ne pas être jugés. Affligeons-nous nous-mêmes, pour que Dieu ne nous afflige pas. Venons en sa présence avec ce que nous avons de mieux à offrir, afin d’obtenir son pardon. Ces conseils conviennent particulièrement à un siècle comme celui-ci, où un effort général se manifeste en vue de faciliter la vie de multiple façon, et de la délester tant de ses incommodités que de ses afflictions quotidiennes. Hélas ! Mes frères, comment savez-vous, alors que vous usez sans retenue du luxe de ce monde, si vous ne faites pas que retarder un châtiment inévitable, voire l’aggraver parce que vous le retardez ? Comment savez-vous, en n’envisageant pas de payer dès maintenant les dettes de vos péchés quotidiens, si par la suite ces dettes ne retomberont pas sur vous avec intérêt ? Voyez donc si ce n’est pas là une pensée qui entacherait cette jouissance, dont même des gens religieux sont enclins à profiter au sein des bonnes choses de ce monde, s’ils veulent bien l’admettre. On dit qu’on doit jouir de la vie comme d’un don de Dieu. On pense en général que des conditions de vie aisées sont un heureux privilège ; on pense que c’est un point important que d’être débarrassé des contrariétés et des inconforts de l’esprit et du corps ; on pense qu’il est normal et convenable de faire usage de tous les moyens disponibles pour rendre la vie agréable. Nous désirons, et avouons que nous désirons faire que le temps passe comme cela nous agrée et nous dorer au soleil. Tout ce qui nous rudoie de son austérité est soigneusement rejeté dans l’ombre. Nous nous dérobons devant la rudesse du sein de la mère terre et l’étreinte des éléments, et nous nous bâtissons des demeures, où la chair peut jouir de ses plaisirs et l’œil de sa superbe. Ce que nous visons, c’est d’avoir toutes choses disponibles à notre gré. Froid, faim, logis inconfortable, mauvais traitements, humbles offices, médiocres apparences sont à nos yeux des maux sérieux. Et c’est ainsi qu’une année suivant l’autre et demain aujourd’hui, nous en venons à penser que cette vie qui est la nôtre, tout artificielle qu’elle est, est, doit être et sera toujours notre état naturel. Et pourtant, fils et filles des hommes que vous êtes, qu’en sera-t-il si ce beau fixe n’est que l’assurance de la tempête qui doit suivre? Qu’en sera-t-il si, plus vous parvenez à faire de vous-mêmes des dieux ici-bas, plus grande sera la souffrance que vous prépare l’avenir et même (passez-moi l’expression) plus certaine sera votre ruine quand le temps arrivera à son terme. Descendez donc de vos chambres hautes en ce temps qui est le nôtre pour écarter ce qui, autrement, pourrait arriver. Tout pécheurs que vous êtes, agissez au moins comme ce païen prospère, qui jetait à l’eau sa babiole la plus chère, pour se rendre la fortune propice. Ne laissez pas l’année répéter indéfiniment son cycle sans provoquer une brisure dans la ronde de ses plaisirs. Rendez à Dieu quelques-uns de ses dons, afin de jouir de tous les autres en toute sécurité. Jeûnez, veillez, répandez-vous en aumônes, persévérez dans la prière, renoncez à la société ou à des livres récréatifs, ou à des vêtements seyants, adonnez-vous à quelque tâche ou quelque emploi ingrats : faites l’une ou l’autre de ces choses, à moins que vous puissiez dire que vous n’avez jamais péché et donc aller ceindre votre couronne le cœur aussi léger qu’Ésaü. Gardez toujours présent à l’esprit ce jour qui dévoilera toutes choses et qui mettra tout à l’épreuve «comme par le feu », qui de plus nous traduira en jugement avant de nous héberger dans le ciel.
Quant à ceux qui de manière grave ont péché ou manqué de servir Dieu, je leur recommande de ne jamais oublier qu’ils ont péché ; s’ils ne l’oublient pas, Dieu, lui, dans sa miséricorde l’oubliera. Je leur recommande de tomber à genoux tous les jours, matin et soir, et de dire : « Seigneur, pardonne-moi mes péchés passés. » Je leur recommande de prier Dieu de punir leurs péchés en ce monde plutôt que dans le monde à venir. Je leur recommande de repasser dans leur esprit leurs péchés dans ce qu’ils ont de terrible (à moins, hélas ! que cela les porte à pécher de nouveau) et de les confesser à Dieu encore et toujours dans un sentiment de grande honte, et de le supplier de les pardonner. Je leur recommande de considérer les souffrances et douleurs en tout genre qui fondent sur eux comme un châtiment pour ce qu’ils étaient naguère, et de les accepter avec patience voire avec joie dans l’espoir que Dieu est en train de les punir maintenant et non plus tard. S’ils ont commis des péchés d’impureté, ou s’ils sont dans des circonstances difficiles, ou encore s’ils ont des enfants peu consciencieux, qu’ils considèrent leur affliction présente comme un châtiment inspiré par la miséricorde de Dieu. S’ils ont voué leur vie au monde profane et sont présentement en proie à des inquiétudes d’ordre mondain, eh bien, ces inquiétudes représentent un châtiment divin. S’ils ont mené une vie intempérante et se voient affligés par quelque maladie, c’est là aussi un châtiment de Dieu. Qu’ils ne cessent pas de prier en toutes circonstances, pour que Dieu leur pardonne et leur restitue ce qu’ils ont perdu. C’est ainsi, par la grâce de Dieu, que cela leur sera rendu et que le grand cri d’amertume d’Ésaü ne sera jamais le leur.
John Henry Newman, Sermons Paroissiaux vol 6 (L’identité chrétienne) sermon 2, Cerf, Paris 2006, pp. 25-33- Deuxième dimanche de Carême
Trad. Yves Denis.