Il n’est pas un passage dans l’histoire de Notre Seigneur et Sauveur qui ne soit d’une profondeur insondable et qui ne propose une matière inépuisable à la méditation. Tout ce qui Le concerne est infini, et ce que nous discernons d’abord n’est que la surface de ce qui commence et s’achève dans l’éternité. Il serait présomptueux, à quiconque n’est ni un saint ni un docteur, de chercher à commenter Ses paroles et Ses actes autrement que par voie de méditation; mais la méditation et la prière mentale sont si clairement un devoir pour tous ceux qu’anime le désir de nourrir envers Lui une foi et un amour véritables, qu’il nous sera sans doute permis, mes frères, d’arrêter notre attention et de nous étendre, en prenant pour guides les saints hommes qui nous ont précédés dans cette voie, sur des objets qui demanderaient à être adorés plutôt qu’examinés. Il est certains temps de l’année – et celui-ci (la Semaine Sainte) tout particulièrement – qui nous invitent à étudier aussi minutieusement, d’aussi près que possible, jusqu’aux passages lès plus sacrés de l’histoire évangélique. J’aime mieux voir qualifier d’insuffisante ou d’officieuse ma manière de les traiter que de manquer aux sollicitations de cette saison. C’est pourquoi je vais aujourd’hui diriger vos pensées, selon l’usage religieux de l’Eglise, sur un sujet qui pourrait faire reculer bien des prédicateurs, mais qui convient particulièrement à ce temps, et auquel un grand nombre d’entre nous, peut-être, ne pensent guère: les souffrances que Notre-Seigneur endura dans Son âme innocente et sans tache.
Vous savez, mes frères, que Notre-Seigneur et Sauveur, bien qu’il fût Dieu, était aussi parfaitement homme; qu’il avait en conséquence non seulement un corps mais aussi une âme pareille à la nôtre, quoique pure de toute souillure. Il ne revêtit pas un corps sans âme, Dieu merci ! Car ce n’eût pas été là devenir homme. Comment aurait-Il sanctifié notre nature s’il avait assumé une nature qui n’était pas la nôtre ? L’homme sans âme est au niveau de l’animal des champs; mais Notre-Seigneur venait sauver une race capable de lui rendre gloire et lui obéir, possédant l’immortalité, quoique dépossédée de l’espoir d’une immortalité de béatitude. L’homme a été créé à l’image de Dieu, et cette image est dans son âme; lors donc que son Créateur, par une condescendance inexprimable, revêtit sa nature. Il prit une âme afin de prendre un corps; Il prit une âme comme le moyen de s’unir à un corps; Il prit d’abord l’âme, puis le corps d’un homme, Il les prit tous deux ensemble, mais cependant dans cet ordre: l’âme, puis le corps, Il créa Lui-même l’âme qu’il prit, et tira Son corps de la chair de la Sainte Vierge, Sa Mère. Ainsi II devint parfaitement homme avec un corps et une âme; et comme II prit un corps de chair et de nerfs qui était sujet aux blessures et à la mort et capable dé souffrir, de même II prit une âme susceptible de ressentir cette souffrance physique, mais aussi les chagrins et les peines qui sont le propre de l’âme humaine; et Sa passion expiatoire ne fut pas seulement soufferte dans Son corps, elle fut aussi soufferte dans son âme.
Pendant les jours solennels qui vont suivre, nous serons appelés tout spécialement, mes frères, à considérer Ses souffrances corporelles, Son arrestation. Son renvoi d’un lieu à l’autre, Ses coups et Ses blessures, Sa flagellation, la couronne d’épines, les clous, la Croix. Toutes ces choses sont résumées à nos yeux dans le Crucifix ; toutes ces choses sont représentées à la fois sur Sa chair sacrée qui pend devant nous, – et leur méditation est rendue aisée par ce spectacle. Il n’en est pas de même des souffrances de Son âme, elles ne sauraient être peintes à nos yeux, elles ne sauraient même être dûment sondées: elles dépassent à la fois les sens et la pensée, bien qu’elles aient précédé Ses souffrances corporelles. L’agonie, souffrance de l’âme et non du corps, fut le premier acte de Son terrible sacrifice. « Mon âme est triste jusqu’à la mort » dit-il. Oui, s’il souffrit alors en Son corps. Il souffrit réellement en Son âme, car le corps ne faisait que transmettre la souffrance au véritable récipient et siège de l’angoisse. Il est fort à propos d’insister sur ce point ; je dis que ce n’était pas le corps qui souffrait, mais l’âme dans le corps; c’est l’âme et non le corps qui était le siège des souffrances du Verbe Eternel. Considérez qu’il ne saurait y avoir douleur réelle, même s’il y a souffrance apparente, quand il n’y a aucune sensibilité interne, aucun esprit pour en être le siège. Un arbre, par exemple, est doué de vie, il a des organes, il croît et dépérit; il peut être blessé et mis à mal; il s’affaisse et meurt; mais il ne souffre point; parce qu’il n’a point d’esprit ni de principe, sensible. Au contraire, partout où l’on peut reconnaître ce principe immatériel, la douleur est possible, et elle sera d’autant plus grande selon la qualité de ce principe. Si nous n’avions point d’esprit, nous serions aussi insensibles que les arbres; si nous n’avions pas d’âme, nous ne ressentirions pas la douleur plus vivement que la brute; mais, étant hommes, nous ressentons la douleur d’une manière qui est le privilège de ceux-là seuls qui ont une âme.
Les êtres vivants, dis-je, sont plus ou moins sensibles selon l’esprit qui est en eux; les bêtes sont beaucoup moins sensibles que les hommes parce qu’elles ne peuvent penser ce qu’elles sentent. Elles n’ont aucune intelligence, aucune conscience directe de leurs souffrances. Ce qui nous rend la douleur si cruelle, c’est que nous ne pouvons laisser d’y penser tant que nous la ressentons. Elle est là devant nous, elle règne sur notre esprit et tient nos pensées fixées à elle. Tout ce qui nous distrait de penser à elle l’apaise; c’est pourquoi, quand nous souffrons, nos amis s’efforcent de nous amuser, car l’amusement est par lui-même une diversion. Si la douleur est légère, ils y parviennent parfois, et nous nous trouvons en quelque sorte sans douleur alors que nous souffrons. C’est aussi pourquoi il arrive si communément qu’en pratiquant quelque exercice ou quelque effort violent nous recevions des coups ou des blessures dont les effets importants et durables témoignent de la douleur qui dut les accompagner, douleur dont nous ne gardons pourtant aucun souvenir. De même, dans les rixes et les batailles, ce n’est pas toujours la douleur qui fait prendre conscience aux combattants des blessures qu’ils reçoivent, mais la perte de sang qui s’ensuit.
Je vais vous montrer tout à l’heure, mes frères, comment j’entends appliquer ces remarques à la méditation des souffrances de Notre-Seigneur; mais je ferai d’abord une autre observation. C’est qu’il n’est guère de douleur qui soit intolérable par elle-même: elle ne devient intolérable que lorsqu’elle dure. L’on s’écrie parfois que l’on ne peut souffrir plus longtemps; le patient cherche à arrêter la main du chirurgien qui continue à le faire souffrir: il lui semble qu’il a enduré tout ce qu’il peut endurer, comme si c’était la continuation de la douleur, et non son intensité, qui la lui rendait intolérable. Qu’est-ce à dire, sinon que le souvenir des moments de douleur qui ont précédé agit sur la douleur qui suit et en quelque sorte l’avive. Si l’on pouvait prendre isolément le troisième, quatrième ou vingtième moment de la douleur, et oublier la suite de ceux qui l’ont précédé, il ne serait pas plus intense que le premier, il serait aussi supportable que lui: ce qui le rend insupportable, c’est qu’il est le vingtième, c’est qu’en lui se concentrent tous les autres: le premier, le second, le troisième et jusqu’au dix-neuvième; en sorte que chaque nouveau moment de douleur s’alourdit, s’alourdit sans cesse du poids de ceux qui l’ont précédé. De là vient, je le répète, que les bêtes semblent ressentir si peu la douleur: c’est qu’elles ne sont pas douées de réflexion ni de conscience. Elles ne savent pas qu’elles existent; elles ne s’observent pas elles-mêmes; elles ne regardent ni en avant ni en arrière; chaque instant qui s’écoule leur est tout; elles errent à la surface de la terre, voyant ceci et cela, éprouvant du plaisir et de la douleur, mais elles prennent toutes choses comme elles viennent et les laissent aller de même, ainsi que l’homme dans ses rêves. Elles ont de la mémoire, mais non pas la mémoire des êtres intelligents; elles n’établissent pas de rapports entre les choses, elles sont incapables de relier les sensations particulières qu’elles éprouvent; rien, en dehors de ces sensations, n’a pour elles de réalité ni de substance; un certain nombre d’impressions successives, voilà tout ce qu’elles ressentent. Et c’est pourquoi elles ne ressentent la douleur, comme aussi bien toutes choses, que d’une manière affaiblie et sourde, en dépit des manifestations extérieures qu’elles en donnent. C’est le fait de saisir intellectuellement la douleur comme un tout diffusé à travers des moments successifs qui donne à cette douleur sa force et son acuité particulières, et c’est l’âme seule, dont la bête est privée, qui est capable d’une telle compréhension.
Appliquez maintenant ceci aux souffrances de Notre-Seigneur. Vous rappelez-vous qu’on Lui offrit du vin mêlé de myrrhe à l’instant de Le crucifier ? Il ne voulut pas en boire; pourquoi ? Parce que ce breuvage eût engourdi son esprit et qu’il était déterminé à ressentir la douleur dans toute son amertume. Ceci, mes frères, vous révèle le caractère de Ses souffrances; Il les eût volontiers évitées, si telle avait été la volonté de Son Père: « Si cela est possible, dit-Il, détournez de Moi ce calice ». Mais cela n’étant pas possible, Il dit avec une tranquille résolution à l’Apôtre qui voulait le soustraire au supplice: « Pourquoi ne boirais-Je pas le calice que Mon Père M’a donné ? » Puisqu’il devait souffrir, Il se livra à la souffrance; Il n’était pas venu pour souffrir le moins possible; Il ne se détourna point de la souffrance; Il lui fit face, Il l’affronta, si je puis dire, afin qu’elle imprimât dûment en Lui chacun de ses instants. Et de même que les hommes sont supérieurs aux bêtes et sont davantage affectés par la douleur, à cause de l’esprit qui est en eux et qui donne à la douleur une substance, ce qui ne saurait se produire chez les bêtes; de même Notre-Seigneur ressentit la douleur en Son corps avec une conscience, et par conséquent avec une vivacité, une intensité et une unité de perception qu’aucun de nous n’est capable de sonder ni de mesurer, tant Son âme était parfaitement en Son pouvoir, complètement libre de toute distraction, entièrement attachée à la douleur, absolument livrée et soumise à la souffrance. Aussi est-il permis de dire qu’il endura Sa passion tout entière dans chacun de ses instants.
Rappelez-vous que Notre-Seigneur bien-aimé était différent de nous en ceci que, quoiqu’il fût parfaitement homme, il y avait en Lui une puissance plus grande que Son âme qui gouvernait Son âme, car II était Dieu. L’âme des autres hommes est soumise aux désirs, aux sentiments, aux impulsions, aux passions, aux troubles qui lui sont propres, tandis que l’âme de Notre-Seigneur n’était soumise qu’à Sa Divine Personne Eternelle. Rien n’arrivait à Son âme par un effet soudain du hasard; jamais II ne fut pris au dépourvu; rien ne L’affecta qu’il n’eût voulu en être affecté. Jamais Son esprit ne s’affligea, ne craignit, ne désira ou ne se réjouit qu’il n’eût voulu auparavant s’affliger, craindre, désirer ou se réjouir. Quand nous souffrons, c’est que des agents extérieurs et les émotions irrépressibles de notre esprit nous y contraignent. Nous subissons involontairement la discipline de la douleur, nous souffrons plus ou moins vivement selon les circonstances, notre patience est plus ou moins mise à l’épreuve selon notre état d’esprit, et nous faisons de notre mieux pour alléger cette douleur ou la guérir. Nous sommes incapables de prévoir dans quelle mesure elle s’appesantira sur nous ni combien de temps nous pourrons la supporter; et, quand elle est passée, nous ne saurions dire au juste pourquoi nous avons souffert, ni ce que nous avons souffert, ni pourquoi nous n’avons pas mieux supporté ce fardeau. Il en fut autrement de Notre-Seigneur. Sa Divine Personne n’était sujette, ne pouvait être exposée à l’influence de Ses affections et de Ses sentiments qu’autant qu’il le voulait ainsi. Je le répète, lorsqu’il choisissait de craindre, Il craignait; lorsqu’il choisissait de S’irriter, Il S’irritait; lorsqu’il choisissait de S’affliger, il S’affligeait. Il n’était pas ouvert à l’émotion, mais II s’ouvrait volontairement à l’influence qui devait L’émouvoir. En conséquence, lorsqu’il résolut d’endurer les souffrances de Sa passion expiatoire, tout ce qu’il fit, Il le fit, selon l’expression du Sage, instanter, avec diligence ; en y appliquant Son pouvoir Il ne le fit point à demi; Il ne chercha point, comme nous, à détourner Son esprit de la douleur (comment l’eût-Il fait, Lui qui était venu pour souffrir, qui ne pouvait souffrir que de Sa propre volonté ?) ; Il ne parla point pour revenir sur Ses paroles, Il n’agit point pour revenir sur Ses actes; Il parla et II agit; Il dit: « Je viens faire Votre volonté, ô mon Dieu; Vous n’avez pas voulu de sacrifice ni d’offrande, mais Vous avez préparé un corps pour Moi ». Il prit un corps afin de pouvoir souffrir; Il se fit homme afin de pouvoir souffrir comme les hommes; et quand Son heure vint, cette heure de Satan et des ténèbres, cette heure où le péché devait déverser sur lui toute sa malignité, alors Il S’offrit Lui-même tout entier, il S’offrit en holocauste, en offrande totale; de même qu’il offrit tout Son corps étendu sur la Croix, c’est toute Sa présence d’esprit, toute Sa conscience, toute Sa lucidité, toute Sa sensibilité, c’est la vivante coopération de Ses facultés, c’est une intention présente et absolue – non pas une acceptation virtuelle ou une soumission consentie à contrecœur – qu’il présenta à Ses bourreaux. Sa passion fut un acte ; Son énergie vitale était à son comble lorsqu’il gisait languissant, défaillant, mourant. Et s’il mourut, ce fut par un acte de Sa volonté; Il inclina la tête, en signe de commandement aussi bien que de résignation, et dit : « Mon Père, entre Vos mains Je remets Mon Esprit ». Il prononça cette parole et rendit l’âme, mais sans la perdre.
Vous le voyez, mes frères, quand bien même Notre-Seigneur n’aurait souffert que dans Son corps, et quand bien même II aurait eu à souffrir moins que les autres hommes. Il aurait cependant souffert infiniment plus, parce que la douleur doit être mesurée par la prise de conscience de cette douleur. C’était Dieu qui souffrait; Dieu souffrait dans Sa nature humaine; les souffrances appartenaient à Dieu, elles furent bues, elles furent épuisées jusqu’à la dernière goutte parce que c’était Dieu qui buvait ; Il ne se contenta point de goûter au calice, Il but, sans déguiser le breuvage par des médecines comme les hommes font la coupe de l’angoisse. Et ce que je viens de dire servira de réponse à une objection que je vais présentement formuler, parce qu’elle existe peut-être à l’état latent dans l’esprit de certains, et les fait méconnaître la part que prit l’âme de Notre-Seigneur à Sa miséricordieuse expiation.
Comme Son agonie commençait, Notre-Seigneur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ». Vous me demanderez peut-être, mes frères, s’il n’avait pas certaines consolations particulières, impossibles chez tout autre, qui allégeaient ou obnubilaient la détresse de Son âme et Lui faisaient ressentir la souffrance non pas plus vivement, mais moins vivement qu’un homme ordinaire. Il avait par exemple le sentiment de Son innocence à un point que nul autre patient ne saurait connaître; même Ses persécuteurs, même l’apôtre perfide qui L’avait trahi, même les soldats qui procédaient à Son exécution, attestèrent Son innocence. « J’ai condamné le sang innocent », dit Judas. « Je suis pur du sang de ce juste », dit Pilate. « En vérité, cet homme était juste », s’écria le centurion. Si eux-mêmes, tout pécheurs qu’ils fussent, attestaient Son innocence, combien plus encore l’attestait Son propre cœur ! Et Si nous-mêmes, tout pécheurs que nous sommes, nous savons bien que du sentiment de notre innocence ou de notre culpabilité dépend notre force de résistance à l’hostilité et à la calomnie, combien davantage, chez Notre-Seigneur, le sentiment de Sa sainteté devait-il compenser Ses souffrances et annihiler Sa honte ! En outre, direz-vous encore, Il savait que Ses souffrances seraient brèves et qu’elles allaient être couronnées de joie, alors que l’incertitude de l’avenir est le plus cruel élément de l’humaine détresse; Il ne pouvait connaître l’anxiété, car il n’y avait point pour Lui d’incertitude; ni l’abattement ou le désespoir, car II ne fut jamais abandonné. Et ceci nous est confirmé par saint Paul qui dit expressément : à cause de la joie qui Lui était promise, Notre Seigneur « brava la honte ». Certes II fit montre dans tous ses actes d’un calme et d’un sang froid merveilleux. Considérez Ses avertissements aux Apôtres: « Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez en tentation; l’esprit est prompt, mais la chair est faible »; ou ce qu’il dit à Judas: « Mon ami, pourquoi es-tu venu ?» et: « Judas, trahis-tu le Fils de l’homme dans un baiser ? »; ou ce qu’il dit à Pierre: « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée »; ou Ses paroles à l’homme qui Le frappa: « Si J’ai mal parlé, portez témoignage du mal que J’ai dit ; mais si J’ai bien parlé, pourquoi Me frappes-tu ? « ou encore ce qu’il dit à Sa Mère : « Femme, regarde Ton Fils ».
Tout ceci est vrai et mérite qu’on y insiste, mais s’accorde parfaitement avec ce que je viens de dire, ou plutôt l’illustre. L’énoncer, mes frères, revient à constater que Notre-Seigneur (pour employer une expression humaine) fut toujours Lui-même. Son esprit était à Lui-même son propre centre: jamais Il ne perdit, fût-ce à un degré infime, Son céleste et parfait équilibre. Ce que Notre-Seigneur souffrit, Il le souffrit parce qu’il S’exposa Lui-même à la souffrance, et cela délibérément et calmement. De même qu’il avait dit au lépreux: « Je le veux, sois sain », au paralytique: « Que tes péchés te soient remis», au centurion: «Je vais aller le guérir », et de Lazare : « Je vais l’éveiller de son sommeil», de même II dit: «A présent Je vais commencer .à souffrir » et II commença à souffrir. Sa tranquillité n’est que la preuve de l’entière maîtrise qu’il avait sur Son âme. Il tira, au moment opportun, les verroux et les chaînes, Il ouvrit les portes, et les flots envahirent Son cœur dans toute leur plénitude. Voici ce que saint Marc nous dit de Lui, et il passe pour le tenir de la bouche même de saint Pierre qui en fut l’un des trois témoins: « Ils vinrent », dit saint Marc, « au lieu qui est appelé Gethsémani : et II dit à Ses disciples: Asseyez-vous ici pendant que je prie. Il emmena Pierre, Jacques et Jean, et II commença à être envahi par l’effroi et l’abattement ». Vous voyez comme II agit délibérément ; Il se rend en un certain lieu ; puis, donnant un ordre, Il enlève le soutien de la Divinité à Son âme où se ruent aussitôt la détresse, la terreur et l’angoisse. Il entre dans l’agonie morale par un acte aussi défini que s’il se fût agi de quelque tourment physique, le feu ou la roue.
Tel étant le cas, vous voyez aussitôt, mes frères, qu’il est hors de propos de dire que Notre-Seigneur a pu être soutenu dans Ses épreuves par le sentiment de Son innocence et l’anticipation de Son triomphe, car Ses épreuves consistaient précisément dans le retrait de ce sentiment et de cette anticipation, comme aussi de tout autre motif de consolation. Le même acte de volonté qui livrait Son âme à l’influence de certaine détresse, la livrait en même temps à toutes les détresses. Ce ne fut point une lutte entre des impulsions ou des idées antagonistes venues du dehors, mais l’effet d’une résolution intérieure. De même que les hommes qui sont maîtres d’eux-mêmes passent à leur gré d’un sujet de réflexion à l’autre, de même, Notre-Seigneur Se refusa délibérément tout réconfort et Se rassasia de douleur. En ce moment, Son âme ne songeait point à l’avenir: Il ne songeait qu’au fardeau présent qui pesait sur Lui et qu’il était venu ici-bas pour porter.
Mais quel est-il, mes frères, ce fardeau que Notre-Seigneur eut à porter quand II ouvrit ainsi Son âme au torrent de cette souffrance prédestinée ? Hélas ! C’est un fardeau que nous connaissons bien, qui nous est familier, mais qui pour Lui était un tourment inexprimable. Il eut à porter un poids que nous portons si aisément, si-naturellement, si volontiers que nous avons peine à nous le représenter sous les espèces d’un grand tourment, mais qui, pour Lui, avait l’odeur empoisonnée de la mort ; Il eut, mes chers frères, à porter le poids du péché; Il eut à porter vos péchés; Il eut à porter les péchés du monde entier. Le péché nous est léger; nous en faisons peu de cas; nous ne comprenons pas que le Créateur en fasse si grand état ; nous ne parvenons pas à croire qu’il mérite d’être châtié et, lorsqu’il reçoit pourtant son châtiment dès ce monde, nous trouvons à cela quelque explication ou nous tournons notre esprit vers autre chose. Mais considérez ce qu’est le péché en lui-même ; c’est une rébellion contre Dieu; c’est le geste d’un traître qui cherche à renverser son souverain et à le mettre à mort; c’est un acte qui, pour employer une forte expression, suffirait à anéantir le Divin Maître du monde s’il le pouvait être. Le péché est l’ennemi mortel du Très-Saint, en sorte que le péché et Lui ne peuvent demeurer ensemble; et, de même que le Très-Saint rejette le péché hors de Sa présence dans les ténèbres extérieures, de même, si Dieu pouvait être moins que Dieu, c’est le péché qui aurait le pouvoir de Le rendre tel. Et remarquez ici, mes frères, que lorsque l’Amour Tout-Puissant, en S’incarnant, entra dans ce système créé et Se soumit à ses lois, aussitôt cet adversaire du bien et du vrai, saisissant l’occasion, s’élança sur cette Chair Divine, s’y attacha et La fit périr. L’envie des Pharisiens, la trahison de Judas et la démence du peuple n’étaient que l’instrument ou l’expression de l’inimitié que le péché avait ressentie envers l’Eternelle Pureté dès que, dans Sa miséricorde infinie pour les hommes, Dieu s’était mis à sa portée. Le péché ne pouvait atteindre à Sa Divine Majesté, mais il pouvait L’assaillir comme Lui-même consentait à être assailli, c’est-à-dire par l’intermédiaire de Son humanité. Et le dénouement, la mort du Dieu Incarné, vous apprend, mes frères, ce qu’est le péché en lui-même, et quel est le fardeau qui allait s’appesantir, à son heure et de tout son poids, sur la nature humaine de Dieu, lorsqu’il permit que cette nature fut envahie par l’horreur et l’effroi à la perspective de cet assaut.
En cette heure si redoutable, donc, le Sauveur du monde se mit à genoux, rejetant les garanties de Sa divinité, écartant malgré eux Ses anges prêts à répondre par myriades à Son appel, ouvrant Ses bras et découvrant Sa poitrine pour S’exposer dans Son innocence à l’assaut de l’ennemi – d’un ennemi dont le souffle était une pestilence, dont l’embrassement était une agonie. Il était là à genoux, immobile et silencieux, tandis que l’impur démon enveloppait Son esprit d’une robe trempée dans tout ce que le crime humain a de plus haïssable et de plus atroce, et qui se resserrait autour de Son cœur; tandis qu’il envahissait Sa conscience, pénétrait dans tous les sens, dans tous les pores de Son esprit, et étendait sur Lui sa lèpre morale, jusqu’à ce qu’il Se sentît presque devenu tel qu’il ne pouvait être, tel que Son ennemi aurait voulu le faire devenir. Quelle fut Son horreur lorsque, Se regardant, Il ne Se reconnut pas, lorsqu’il Se sentit pareil à un impur, à un détestable pécheur, dans sa perception aiguë de cet amas de corruptions qui pleuvaient sur Sa tête et ruisselaient jusqu’au bas de Sa robe ! Quel fut Son égarement lorsqu’il vit que Ses yeux, Ses mains, Ses pieds, Ses lèvres, Son cœur étaient comme les membres du méchant et non plus comme ceux de Dieu ! Sont-ce là les mains de l’Agneau immaculé de Dieu, naguère innocentes, mais rouges à présent de dix mille actes barbares et sanguinaires ? Sont-ce là les lèvres de l’Agneau, ces lèvres qui ne prononcent plus ni prières, ni louanges, ni actions de grâce, mais que souillent les jurons, les blasphèmes et les doctrines démoniaques ? Sont-ce là les yeux de l’Agneau, ces yeux que profanent les visions malignes et les fascinations idolâtres pour lesquelles les hommes ont abandonné leur adorable Créateur ? Ses oreilles retentissent du bruit des fêtes et des combats; Son cœur est glacé par l’avarice, la cruauté et l’incrédulité; Sa mémoire même est chargée de tous les péchés commis depuis la Chute dans toutes les régions de la terre: de l’orgueil des anciens géants, de la luxure des Cinq Villes, de l’endurcissement de l’Egypte, de l’ambition de Babel, de l’ingratitude et du mépris d’Israël. Qui ne connaît la torture d’une idée fixe qui revient et revient sans cesse, quoi qu’on fasse pour la chasser, et qui nous obsède à défaut de pouvoir nous séduire ? Ou d’un phantasme écœurant et odieux qui ne nous appartient en aucune manière, mais qui s’est imposé du dehors à notre esprit ? Ou d’une connaissance fatale, acquise ou non par notre faute, mais dont nous donnerions un grand prix pour être débarrassé sur-le-champ et à jamais ? Voici les ennemis qui se pressent autour de Vous par millions, ô mon Sauveur ! Qui s’abattent sur Vous en troupes plus nombreuses que la sauterelle, le ver du palmier, ou ces plaies de grêlons, de mouches et de grenouilles envoyées contre Pharaon. Tous les péchés des vivants, des morts, et de ceux qui ne sont pas encore nés, des damnés et des élus, de Votre peuple et des peuples étrangers, des pécheurs et des saints, tous les péchés sont là. Et Vos bien-aimés sont là eux aussi: Vos saints, Vos élus, Vos trois apôtres Pierre, Jacques et Jean, non pour Vous consoler, mais pour Vous accabler, « lançant la poussière contre le ciel » comme les amis de Job, et entassant des malédictions sur Votre tête. Ils sont tous là, hormis une créature; une seule créature n’est plus là, une seule; car Elle, qui n’a jamais eu part au péché, Elle seule pourrait Vous consoler, et c’est pourquoi Elle n’est pas là. Elle viendra près de Vous quand Vous serez sur la Croix, mais au Jardin Elle restera éloignée de Vous. Elle a été Votre compagne et Votre confidente pendant toute Votre vie, Elle a échangé avec Vous les pures pensées et les saintes méditations de trente années; mais Son oreille virginale ne saurait saisir, ni Son cœur immaculé concevoir ce qui s’offre à présent à Votre vue. Il n’y avait que Dieu qui pût porter ce fardeau; Vous avez parfois présenté à Vos saints l’image d’un seul péché tel qu’il apparaît à la lumière de Votre Face, l’image d’un péché véniel, non pas mortel; et ils nous ont dit que ce spectacle faillit les tuer, qu’en vérité il les aurait tués s’il n’avait été aussitôt écarté de leur regard. La Mère de Dieu, malgré toute Sa sainteté; ou plutôt à cause de Sa sainteté, n’aurait pu supporter la vue d’un seul de ces innombrables suppôts de Satan qui Vous entourent. En vérité, c’est la longue histoire d’un monde, et il n’y a que Dieu qui en puisse supporter le poids. Espoirs déçus, vœux rompus, lumières éteintes, avertissements dédaignés, occasions manquées; innocents trompes, jeunes gens endurcis, pénitents qui retombent, justes accablés, vieillards égarés; sophismes de l’incroyance, emportement des passions, opiniâtreté de l’orgueil, tyrannie de l’habitude, ver rongeur du remords, fièvre des soins mondains, angoisse de la honte, amertume de la déception, affres du désespoir; telles sont les scènes cruelles, pitoyables, déchirantes, révoltantes, détestables, insanantes qui, toutes ensemble, s’offrent à Lui. Et les faces hagardes, les lèvres convulsées, les joues enflammées, le front sombre des victimes volontaires de la rébellion sont sur Lui, sont en Lui. Elles remplacent auprès de Lui cette paix ineffable qui n’a pas cessé d’habiter Son âme depuis Sa conception. Elles sont sur Lui, elles semblent presque Siennes. Il invoque Son Père comme s’II était le criminel, non la victime; Son agonie prend l’apparence de la culpabilité et de la componction. Il fait pénitence, Il Se confesse. Il fait acte de contrition d’une manière infiniment plus réelle, infiniment plus efficace que tous les saints et tous les pénitents ensemble; car II est pour nous tous l’unique victime, le seul holocauste expiatoire, le vrai pénitent – sans être pourtant le vrai pécheur.
Il Se relève languissamment, et Se retourne pour voir le traître et sa bande qui se glissent furtivement dans l’ombre profonde. Il regarde, et voici qu’il voit du sang sur Sa robe et sur la trace de Ses pas. D’où viennent ces prémices de la passion de l’Agneau ? Les verges des soldats n’ont pas encore touché Ses épaules, ru les clous du bourreau Ses mains et Ses pieds. Mes frères. Il a répandu Son sang avant l’heure, oui, Il a répandu Son sang, et c’est Son âme agonisante qui a brisé Sa charpente de chair pour le faire jaillir au dehors. Sa passion a commencé au dedans de Lui-même. Ce cœur supplicié, siège de tendresse et d’amour, s’est mis à palpiter, à battre avec une véhémence qui dépasse sa nature; «les sources du grand abîme se sont rompues»; les ruisseaux de sang se sont rués avec tant d’abondance et de fureur qu’ils ont débordé les veines, jailli par les pores et formé une rosée épaisse sur toute la surface de Son corps; puis des gouttes ont coulé, pleines et pesantes, inondant le sol. « Mon âme est triste jusqu’à la mort » dit-Il. On a dit de la terrible épidémie qui nous accable présentement, qu’elle commence par la mort, marquant par là qu’elle ne connaît pas de phases ni de crises, que tout espoir est perdu dès qu’elle se déclare, et que ce qui apparaît comme une évolution n’est qu’agonie mortelle et processus de dissolution. De même, quoi-qu’en un sens beaucoup plus élevé, notre Victime Expiatoire commença par cette passion de douleur; et si Elle n’en mourut pas, c’est que Sa toute-puissante volonté interdit à Son cœur de se briser et à Son âme de se séparer de Son corps avant qu’Elle eût souffert sur la Croix.
Non, Notre-Seigneur n’a pas encore épuisé le plein calice dont Sa faiblesse naturelle s’était d’abord détournée. L’arrestation, la mise en accusation, le soufflet, la prison, le jugement, les moqueries, le renvoi d’un lieu à l’autre, la flagellation, la couronne d’épines, la lente montée au Calvaire et le crucifiement; tout cela est encore à venir. Il faut qu’une nuit et un jour s’écoulent lentement, heure par heure, avant que la fin vienne, avant que l’expiation soit consommée. Puis, quand le moment fixé fut venu et qu’il en eut donné l’ordre, Sa passion finit avec Son âme comme elle avait commencé avec elle. Il ne mourut pas d’épuisement corporel, ni de douleur corporelle; Son cœur supplicié se brisa, et II recommanda Son Esprit au Père.
O Cœur de Jésus, ô Vous Tout Amour, je Vous offre ces humbles prières pour moi-même et pour tous ceux qui s’unissent à moi en esprit pour Vous adorer. O Très-Saint Cœur de Jésus Très-Aimable, je me propose de renouveler et de Vous offrir ces actes d’adoration et ces prières, pour moi-même, misérable pécheur que je suis, et pour tous ceux qui sont associés dans Votre adoration, je me propose de les renouveler à tous moments et jusqu’à mon dernier souffle. Je Vous recommande, ô mon Jésus, la Sainte Eglise, Votre chère Epouse et notre vraie Mère, les âmes qui pratiquent la justice, tous les pauvres pécheurs, les affligés, les mourants et tout le genre humain. Ne souffrez pas que Votre sang ait été versé pour eux en vain. Et daignez enfin en appliquer les mérites au soulagement des âmes du Purgatoire, particulièrement à celles qui, au cours de leur vie, Vous ont dévotement adoré.
John Henry Newman, Discourses to Mixed Congregations, 12,